PORT-AU-PRINCE – “Bòdifil, grimo, grimèl, ansyen blak, doukomann, boby store “, cette petite liste de qualificatifs est loin d’être exhaustive si l’on veut traduire avec exactitude les dimensions populaires et très à la mode de ce phénomène grandissant en Haïti. Désormais, modifier la couleur de sa peau ou encore se dépigmenter est devenu, à l’aune de son poids économique et social, un phénomène à part entière de la vie nationale ! Mouvance juvénile visible, d’actualité, sous-interprétée et ridiculisée, elle est par contre dotée de significations symboliques!
Considéré comme un drame sur le continent africain en raison de la propension des gens à s’éclaircir la peau, de notre côté, en Haïti, nous ne sommes pas exemptés du fléau de la dépigmentation. Les évidences nationales et internationales se fusionnent. Depuis les métamorphoses spectaculaires de la mégastar américaine , un message de renforcement a été lancé et, dès lors, le mouvement avait déjà pris un autre tournant au plan national; surtout avec l’arrivée massive des produits éclaircissants.
À l’échelle du pays, ce phénomène est, toutes proportions gardées, le résultat cumulatif d’un ensemble de faits distincts : lesquels se sont refoulés lentement, historiquement et profondément dans le subconscient. En exemple: chronicité de la misère , destruction des cochons créoles, débarquement de la cargaison de 4 000 tonnes de déchets toxiques en décembre 1987 au warf de la Sedren au Gonaïves par le bateau américain “Le Khian Sea”, empoisonnement du pays par les produits de deuxième main (Kennedy / pèpè), plaisir outré à survaloriser le français et à stigmatiser les autres au moindre lapsus, minimisation de l’expression en créole; caractères perpétuels et psychologiques des assistances humanitaires d’origine blanche; caractéristiques pigmentaires quasi uniformes du secteur économique haïtien ; disponibilité à échelle très réduite de possibilités d’émergence économique des pauvres (majoritaires en Haïti); inégalités d’accès aux services sociaux de base; perception/projection bilatérale de supériorité des gens de teint clair; écrasement de la consommation nationale de riz par les produits américains; les séquelles héréditaires de la colonisation, etc. En bref, un sentiment d’infériorité s’est installé ! Sans prétendre couvrir exhaustivement la question, cinq points de repère retiennent notre attention dans le présent article.
1) Jeunesse et dépigmentation Dans sa politique de santé publiée en 2012, le ministère de la Santé publique et de la Population a considéré que les jeunes de moins de 25 ans constituent le groupe démographique majoritaire et prioritaire. Ils représentent 61% sur une population de 10 911 819 habitants (estimation de l’IHSI en 2015), on ne saurait négliger une telle catégorie ! Sans tenir compte de la définition de jeunesse du MJSAC (qui ne fait certes pas l’unanimité), le terme « jeunesse » renvoie à la période allant de 15 à 34 où l’individu acquiert les capacités (biologiques, sociales, juridico-politiques et socioéconomiques) de l’adulte et s’achemine progressivement vers l’application de ces capacités dans ses activités quotidiennes. Maintenant, quand une proportion aussi élevée est dans le viseur de cette mouvance sociétale de dépigmentation, il revient en substance de mieux appréhender ce que cela charrie en termes de poids socioéconomiques, de conséquences, etc.
Le poids économique de la dépigmentation
Pour mieux appréhender le poids économique de ce phénomène, il ne suffit pas de regarder l’étalage des produits éclaircissants dans les supermarchés, pharmacies et boutiques. Par contre, il faut jeter un œil objectif sur ce qui se passe à l’intérieur des marchés publics, sur les trottoirs ou à travers les rues. Si l’on prend comme échantillon les communes de Delmas, Port-au-Prince et Pétion-Ville, on se rendra facilement compte qu’un nombre considérable de marchand(e)s disposent de “Kivèt, bourèt, bak, laye”, vendant différentes catégories de produits : savons, crèmes, permanentes, etc. Si tant de personnes se livrent dans cette voie, c’est tout simplement parce que le feedback est positif, la demande existe, tout comme la satisfaction et la rentabilité. En peu de mots, beaucoup de familles vivent de cela. L’idée étant, on serait porté à croire que si ce mouvement chute, on court le risque de voir ces petits marchands livrés à eux-mêmes. C’est donc un fait de société !
2) DEPIGMENTATION ET SANTE Les arguments fournis dans l’un des articles de “Village Santé”, sous la même thématique, paru au début du mois de mars 2016 sont convaincants. Il y est dit : «La couleur de votre peau est assurée par la mélanine. En appliquant des produits éclaircissants sur votre épiderme, ces substances qui fragilisent votre peau la rendent plus sensible aux infections et aux maladies comme la gale, le pityriasis versicolor communément appelé lota, le lupus, l’apparition de furoncles (clou), l’augmentation de la pilosité. Votre peau, plus fragile et moins apte à se protéger contre les agressions de l’extérieur, se trouve donc sujette aux saignements, aux acnés, à l’apparition de vergetures et au cancer .» On en reste là.
3) ZOOM ACTUEL SUR LE MOUVEMENT DE COULEUR Dans son ouvrage “Idéologie de couleur et classes sociales en Haïti “, Micheline Labelle, dans le chapitre intitulé La terminologie classificatoire des types physiques, a pratiquement épuisé toutes les sensibilités liées à cette question. Dans le présent article, on va tabler de préférence sur quelques évidences actuelles. Suite à la prolifération exponentielle des BARS-RESTOS CLUBS dans la capitale haïtienne, elles sont nombreuses, les demoiselles (contractuelles) qui estiment que celles au teint clair attirent beaucoup plus les clients et par conséquent gagnent beaucoup plus d’argent. Psychologie nationale de la couleur ! Donc, qui veut faire de même doit agir en conséquence!
Par ailleurs, il semble sauter aux yeux que les supermarchés ayant derrière leur comptoir principal des blancs ou encore des mulâtres sont psychologiquement mieux appréciés que les autres. De l’autre côté, dans nombre d’institutions, plus la personne est de teint clair, plus l’accueil qu’elle reçoit semble distingué. De plus, lors des entretiens d’embauche, il arrive que certaines personnes bénéficient d’un coup de pouce additionnel puisque, tendanciellement, le teint clair laisse présager un apport supplémentaire (généralement en termes de visibilité) par rapport à son vis-à-vis moins clair.
Outre cela, le racisme interhaïtien va tellement loin que nombreux sont ceux qui, pour tenter de minimiser les autres, les qualifient de < Kalibous; nwè kon chabon ; koukou; soud loray; ou tou nwè, tou lèd>. L’ensemble des faits précités traduisent que la personne qui reçoit ce genre de mauvais traitements se sent hors de soi en étant chez soi… Et cela semble même faire partie d’une certaine idiosyncrasie nationale!
4) Dépigmentation : Complexe, colorisme ou valeur ajoutée? À bien saisir le fil des idées précitées, il ressort que le concept «complexe» est à sa place, mais cette fois-ci, accolé au qualificatif d’infériorité. Par ailleurs, sa définition psychanalytique est éloquente: ensemble d’idées latentes, de désirs refoulés, qui influencent la conduite normale ou pathologique. Pour Alfred Adler, le fait d’éprouver un fort sentiment d’infériorité (venant du subconscient) pouvait aboutir à une surcompensation sous la forme d’un effort exagéré de valorisation. Et scientifiquement, on ne saurait bien cerner le problème en négligeant les repères symétriques tels que : le colorisme, le racisme et la valeur ajoutée.
COLORISME : défini comme les discriminations subies en fonction de la couleur de la peau, il se manifeste à travers le statut social. Contrairement au racisme, c’est un comportement visible à l’intérieur d’un même groupe ethnique.
VALEUR AJOUTEE : terme appartenant plutôt au secteur financier, il traduit un supplément de valeur ou encore un indicateur économique qui mesure la valeur ou la richesse créée par une entreprise, un secteur d’activité ou un agent économique au cours d’une période donnée. Toutefois, nous l’utilisons pour faire ressortir le penchant psychologique qui consiste à ajouter un peu de valeur à ce que l’on possède déjà en vue de mieux paraître ; ce qui permet tant soit peu de pallier le sérieux problème d’estime de soi qui sommeille depuis longtemps.
En substance, nous sommes amenés à comprendre que le racisme de l’extérieur, en se mêlant au colorisme interne, engendre un sentiment d’infériorité, ce qui donne comme résultat l’engouement pour la valeur ajoutée qui, ici, n’est autre que dépigmentation. Globalement, cette sous-estimation de soi est un sérieux problème à résoudre! Non seulement elle peut être individuelle, mais elle tend à avoir une portée collective, car jouant un rôle de première main dans le départ massif de nos jeunes à la recherche d’un avenir plus prometteur ailleurs.
5) PISTES DE SOLUTIONS En guise de propositions, nous entrevoyons un consortium intersectoriel et/ou interministériel réunissant les ministères de la Communication, de la Jeunesse, des Sports et de l’Action civique, de la Culture, des Affaires sociales, de l’Éducation et de la Formation professionnelle, les secteurs médiatique et religieux. Cette dynamique de collaboration aurait pour axes prioritaires : la promotion et l’accompagnement du développement social via des plaidoyers pour la réduction des inégalités (emplois, privilèges, mode d’accueil dans les institutions, éducation, santé …), des programmes de leadership et de revalorisation- jeunesse.
Ces actions concertées auraient pour effets immédiats, à moyen et long terme: l’inclusion, la cohésion, la résilience et la responsabilisation de cette couche victime de ce problème, et permettrait à notre société de faire un pas de plus dans le combat pour un développement social durable.
L’articulation de cette dynamique suppose, entre autres, l’implication des jeunes artistes, groupes musicaux et DJ – sensibilisés sur la question -, car non seulement ils sont majoritairement jeunes, mais ils gagnent l’attention de cette catégorie également.
Dans la recherche de solutions à ce problème de dépigmentation, les acteurs impliqués pourraient saisir « ce vouloir bien paraître des jeunes » comme une opportunité pour les orienter vers des pôles plus positifs. En ce sens, on pourrait initier et développer des programmes d’animation physique pouvant indiscutablement aider à se maintenir en forme et, du coup, modeler l’apparence physique. Un accompagnement (en termes de formation) du personnel œuvrant dans les studios de beauté et barber shop pourrait aussi y jouer un rôle. Il en est de même pour des séminaires en faveur des jeunes sur les astuces vestimentaires pour peaufiner le look. Nous terminons en rappelant que ce phénomène de dépigmentation ne touche pas l’élément « couleur », c’est aussi synonyme de vulnérabilité, d’exclusion, d’isolement, d’impuissance, d’exposition à la violence et d’irresponsabilité institutionnelle.
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Dr Jeanty Fils EXALUS
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Source/Le Nouvelliste
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