PORT-AU-PRINCE – Tandis qu’Haïti meurt,comme un bateau de mauvais équipage, soulevé par la marée haute et dérivant au gré des vagues et des vents, les indigences se succèdent. La MINUSTAH s’en va, la MINUSJUSTH s’en vient.

Vingt-quatre ans que cela dure, si l’on se ramène à 1993. Pourtant, à l’horizon, le même bordel institutionnel qui fait la fortune d’une certaine expertise internationale douteuse et obsolète. S’il faut blâmer la communauté internationale qui s’oriente toujours vers les choix les plus simplistes au nom des intérêts de ceux qui, parmi les puissants d’ici et d’ailleurs, croient qu’Haïti leur appartient ; les Haïtiens sont en partie aussi responsables de leur déchéance à force de vivre dans l’imposture, l’abandon et la soumission. Alors, il faut oser espérer qu’une nouvelle génération naitra et aidera Haïti a passer de l’indigence à l’intelligence.

De la déchéance à l’indigence

La sagesse chinoise prétend qu’un oracle au service de l’Empire eut à conseiller à un des Empereurs une façon plus efficace que la guerre pour condamner une nation à la déchéance. Il lui dit : « Si vous voulez détruire un pays, inutile de lui faire une guerre sanglante qui pourrait durer des décennies et coûter chère en vies humaines. Il suffit de détruire son système d’éducation et d’y généraliser la corruption. Ensuite, il faut attendre vingt ans et vous aurez un pays constitué d’ignorants et dirigé par des voleurs… »

C’est exactement la situation dans laquelle vit Haïti aujourd’hui : malgré les réussites littéraires et artistiques de quelques uns, malgré les titres académiques et les distinctions honorifiques de certains autres, Haïti vit dans une période de basses eaux intellectuelles et éthiques. La pensée littéraire et artistique triomphante, les palmes académiques accrochées au front de ses fils et de ses filles les plus brillants ne l’empêchent pas d’être un pays de médiocres dirigé par des voleurs. Cette déchéance nationale s’explique notamment par les multiples impostures médiatisées et promues comme modèle de réussite. Une déchéance qui est à la fois physique, institutionnelle, environnementale et humaine. Bref une indigence aux nombreuses impostures

Ce sont ces impostures que nous vous présentons dans ce billet, et que surtout nous vous invitons à combattre en leur opposant davantage d’intelligence et d’humanité.

Impostures politiques

Dans certains pays démocratiques, surtout ceux dans lesquels l’opinion publique est forte et intelligente, grâce à l’impulsion d’une presse et d’une société civile d’avant-garde, il est de coutume que les leaders, qui ont essuyé dans leur vie de cuisantes défaites, qu’elles soient électorales, professionnelles, familiales ou personnelles, fassent toujours le bilan de leur parcours pour en assumer les conséquences et permettre une capitalisation de leurs expériences.

C’est un devoir d’inventaire qui responsabilise et garantit une forme d’imputabilité à même de nourrir la pensée des générations futures. Ainsi, en hommes responsables, ils tirent toujours, après leur revers, leur révérence, cédant ainsi leur place à d’autres pour ne pas faire rejaillir l’échec de leur leadership sur les activités futures de leur entreprise, de leur parti ou de leur mouvement politique.

C’est une posture à la fois pédagogique et salutaire qui s’inscrit dans une dynamique de renouvellement des idées et aussi des hommes. Au vrai, si les défaites ou les errances (politiques, stratégiques, managériales), doivent être assumées collectivement par l’organisation, il n’est pas moins probable que certains échecs, soient exclusivement ceux du profil individuel qui incarne le directoire ou le leadership au moment de l’échec. Et dans de nombreux cas, il arrive même que la rumeur suffit à pousser certains hommes politiques, certains entrepreneurs à s’éclipser pour ne pas hypothéquer l’avenir de leur organisation. N’a ton pas vu en Allemagne un ministre démissionner, parce que suspecté d’avoir plagié sa thèse doctorale ? N’a t-on pas vu aux États-Unis un général 5 étoiles renoncer à la promotion qu’il a attendue toute sa vie, parce qu’au final il a jugé que sa liaison extraconjugale peut être préjudiciable et même fatale aux responsabilités qu’il aura à exercer ? C’est ce cycle de responsabilité, de redevabilité, d’exemplarité et d’imputabilité qui rythme l’évolution des sociétés qui accordent une tribu à l’intelligence et l’action éthiques.

Hélas, en Haïti, c’est à une toute autre dynamique que l’on assiste. Ici, c’est même le phénomène inverse que l’on observe. Qu’importent les échecs, qu’importent les scandales, qu’importent les actions judiciaires en cours, qu’importent les errances managériales, qu’importent les déficits humains, éthiques et professionnels, ce sont toujours les mêmes qui occupent le devant de la scène. Ici, les initiatives politiques, citoyennes sont conduites par ceux-là mêmes qui ont échoué et, qui, par leur échec, ont contribué immensément aux problèmes qu’ils veulent résoudre. Ici, le réseau mafieux local soutenu par la mafia internationale cherche toujours à promouvoir les plus vils, les plus immondes. car plus vous avez des casseroles, plus vous serez soumis et donc manipulable.

Ainsi, tel individu, quoi qu’ayant été épinglé dans un scandale de subvention politique douteuse, ne continue pas moins de diriger une organisation de droits humains, au demeurant, financée par les associations patronales qui méprisent les droits des ouvriers. Tel autre qui, quoique épinglé dans des rapports d’institutions nationales portant sur le blanchiment ou le détournement de fonds, ne continue pas moins de veiller au bon fonctionnement des institutions ou de servir de conseiller d’état. Tel autre qui aura passé 5 ans à conseiller une administration reconnue coupable de gabegie et d’escroquerie n’aura pas moins le culot de se proclamer président d’une commission éthique et anticorruption.

Mais que c’est démotivant, que c’est déstabilisant pour une société de vivre dans la culture de la récompense des échecs, des errances et des déviances..

Impostures académiques

Certainement, quand une société récompense l’échec, la laideur, la malhonnêteté et la tricherie, il ne fait aucun doute que ce faisant, elle punit et sanctionne le succès, la beauté, l’honnêteté et l’intégrité. Qu’ils doivent être nombreux nos architectes et ingénieurs, nos économistes et planificateurs, no statisticiens et médecins, nos juristes et enseignants qui doivent leur diplôme à des procédés douteux ! Qui peut prétendre ignorer les procédés en cours dans nos universités et écoles professionnelles ou techniques ? Procédés qui prennent diverses formes : tricherie en bande organisée lors des examens ; paresse intellectuelle des professeurs qui reproduisent pour leurs évaluations les exercices des livres corrigés les plus connus ; fébrilité du dispositif d’évaluation qui sélectionne les plus habiles à restituer les âneries dispensées par un enseignement, souvent sans valeur ajoutée, si ce n’est tout simplement l’achat de diplômes comme le prouvent les récents scandales de faux diplômes qui secouent l’université d’état d’Haïti.

Comment s’étonner alors qu’à la moindre secousse tous nos édifices s’effondrent ? Comment s’étonner que ceux qui enseignent l’administration et l‘économie dans nos universités soient associés à toutes les gabegies administratives et toutes les dilapidations du trésor public ? Comment s’étonner que le corps judiciaire et les hommes de loi, drapés dans leur robe noire, s’apparentent davantage à une association de malfaiteurs qu’à des défenseurs du droit et de la justice ? Comment s’étonner que nos médias fonctionnent comme des institutions qui emprisonnent la vérité ? Comment s’étonner que des professionnels statisticiens acceptent de trafiquer les résultats de l’étude qui leur est confiée sur exigence du demandeur pour sauvegarder leur contrat et leur salaire ? Comment s’étonner du manque de noblesse, de fierté et de dignité qui caractérise les hommes et les femmes qui, pourtant revendiquent, tous les titres académiques ?

A ce titre, l’anecdote suivante est particulièrement intéressante pour comprendre le manque d’honneur et l’indignité qui riment avec ceux qui ont accès au pouvoir et au savoir en Haïti. En effet, lors du coup d’état du 6 janvier 1991 de Roger Lafontant contre Ertha Pascale Trouillot pour empêcher l’investiture de Jean Bertrand Aristide, un colonel des défuntes Forces Armées d’Haïti a été arrêté au palais national avec les putschistes, au nombre desquels figurait aussi un certain Mirabeau, homme de confiance ou de main de Lafontant. Lors du procès, le colonel avait nié en bloc son implication dans le coup d’état. Il s’était allé jusqu’à dire qu’il ne connaissait aucun de ceux avec qui il avait été arrêté. Et quand l’avocat de l’accusation lui a demandé ce qu’il faisait à deux heures du matin au palais national au cœur d’un complot d’état ? Il a, pince sans rire, répondu qu’il flânait au champ de mars quand il a vu des lumières et la barrière du palais ouverte, alors il s’est dit pourquoi ne pas entrer et visiter ? L’histoire retiendra qu’à l’inverse, Mirabeau, illustre illettré, sans titre et galon, avait assumé en disant que ” là où se trouve son chef Lafontant, il est toujours là”. Je m’empresse de préciser que ceci n’est pas un éloge à la cause que défendait cet homme, mais une reconnaissance de ce qui s’apparente à l’honneur d’un homme assumant ses choix malgré l’évidence du danger (la prison) qui le guettait. Honneur qui fait tellement défaut à nos hommes de pouvoir et de savoir si prompts et si habiles à nier leur engagement en faveur de l’indigence dont ils se gavent pourtant.

L’improbabilité d’un sursaut de responsabilité venant des hommes de savoir et de pouvoir, pour assumer leur bilan et accepter de céder la place à d’autrres, vient peut être de ce déshonneur partagé. Plus généralement, l’incapacité collective à apporter des réponses à la récurrence de nos crises est certainement un éloquent signe de notre médiocrité collective. Par paresse, par opportunisme, par lâcheté ou par corruption, qui sont autant de faces de la médiocrité, nous acceptons passivement que ce soient les plus vils, les plus corrompus et les plus nuls qui nous représentent et qui parlent en notre nom.

Mais quel leadership peut revendiquer un homme politique qui a échoué dans tous les aspects de sa vie ? A quelle légitimité politique peut aspirer un homme qui bénéficie du soutien des forces économiques et sociales qui imposent depuis 60 ans le même leadership politique médiocre et corrompu ? Quelle crédibilité peut auréoler la vision politique d’un entrepreneur qui ne respecte pas le travail d’un professionnel et qui ne cherche qu’à exploiter le talent et la compétence des autres ? Au nom de quelle éthique un entrepreneur, qui commercialise des produits entrainant la mort d’individus, soit par négligence soit cupidité, peut-il faire la leçon à une société ?

Impostures médiatiques

Il y a des dizaines voire des centaines de questions comme cela que l’on peut et doit se poser si on veut vraiment un jour sortir du cercle vicieux qui consiste à mettre en concurrence des centaines de médiocres pour pouvoir au final choisir le moins pire. Il y va de l’avenir de notre pays. Il y va de notre humanité.

Pendant ces trois dernières décennies, l’intelligentsia haïtienne n’a fait que courir après les titres, les diplômes et les distinctions. Il s’en est résulté des milliers d’hommes et de femmes bardés de titres, des dizaines promus à l’éternité, mais sans aucun savoir capable d’agir sur le réel. Ce sont pour la plupart des gens qui savent articuler, ils roulent les ’r’ et multiplient les ’euh euh euh …’ à longueur de phrase. Ils peuvent jusqu’au bout de l’ennui vous raconter des nouvelles a vous faire dormir debout au risque même de faire trépasser les lunes de Jupiter dans vos nuits. Ils peuvent aisément restituer ce qu’ils ont lu et mémorisé, mais aucune capacité à contextualiser leur savoir pour transformer leur environnement. Ils sont incapables de procéder par reliance, de partir du global pour magnifier le local. Leur savoir n’étant qu’une juxtaposition de clichés, de titres et de diplômes, ils ne peuvent célébrer que des stratégies médiocres ; c’est à dire structurer l’indigence en zone de confort pour leur petit succès.

Ces différentes impostures sont célébrées comme des succès par l’arsenal médiatique composé des journalistes, des analystes, des directeurs d’opinion et des pseudos experts de la société civile. Pour avoir lu les préfaces de nombreux livres, ils croient tout savoir en général, quoique ne sachant rien en particulier. Tel chroniqueur sportif n’hésitera pas à se transformer en sélectionneur. Tel chroniqueur de faits divers deviendra réalisateur et metteur en scène. Tel publiciste et annonceur d’événements culturels à la voix susurrante s’improvisera critique littéraire. Ainsi va Haïti avec les multiples impostures des différents couches sociales qui se recyclent, s’entraident et se soutiennent pour fructifier le fumier qui les nourrit.

Afin que l’on ne m’accuse point de médisance nationale, il me semble opportun et urgent de rappeler que ce que je décris comme de variantes impostures a été nommé autrement par des observateurs étrangers depuis deux siècles déjà. De toute évidence, imposture est le mot le plus neutre que l’on puisse utiliser pour décrire Haïti, car il semble qu’il existe des mots pour cela.

Ainsi, sur le site polonais Instytut Kultury Latynoamerykańskiej, on trouve une certaine description d’Haïti en 1881dans les notes et introductions de Tadeusz Lepkowski qui a reproduit des extraits de 18 lettres rédigées par un ingénieur polonais nommé Josef A. Grekowicz, qui a séjourné en Haïti à la demande d’une compagnie française pour effectuer une étude sur une éventuelle installation de chemins de fer. Dans ce extrait de 22 pages, on découvre à la page 18 un tableau sombre sur les Haïtiens :

« Ils sont insouciants au plus haut degré. Ainsi, par exemple, aujourd’hui il est haut fonctionnaire bien rétribué, il a l’occasion de s’approprier quelque fond public ou privé (ce qu’ils ne manquent jamais de faire) […] Ils sont, sauf quelques exceptions, menteurs, voleurs […].

Ils se divisent en deux partis : les gouvernants et les aspirants à gouverner, ce qui signifie tout simplement : avoir la douane à sa disposition. Tous les généraux rêvent devenir président et le reste … employé de la douane. Et il paraît que c’est le véritable motif de toutes les révolutions qu’ils font.

[…] Ceux qui ont fait leurs études à l’étranger, subissent la domination des coutumes. »

Vers des postures intelligentes

Voici comment au 19ème siècle, on voyait Haïti : un peuple de menteurs, de dilapidateurs du trésor public, d’éternels aspirants à la présidence et d’intellectuels acculturés. Si on ajoute la dynastie des trafiquants millionnaires pour désigner ceux qui sont devenus riches en mode “van vire” et si l’on ajoute aussi ceux qui fuient à la recherche de cieux moins orageux, on a le même paysage deux siècles plus tard. preuve que l’indigence s’accélère et que nous ne sommes pas loin de la déchéance.

Pourtant d’autres choix existent, mais ils ne sont pas valorisés. Et c’est pourtant dans l’itinérance de ces nouveaux choix qu’il faut trouver les solutions. ce n’est ni dans l’adaptation, ni dans la fuite, ni dans la soumission, mais dans la rupture.

Oui, il est venu le temps de rompre avec cette culture de l’indigence. Nous devons arrêter de cautionner l’imposture politico-médiatique qui a rendu possible l’indigence de ces soixante dernières années. Nous devons aussi questionner l’adaptabilité des organisations de la société civile et de soi-disant experts des associations professionnelles qui ne peuvent porter aucune parole libre et engageante du fait de leurs accointances avec le réseau mafieux local et international. Nous devons avoir le courage de reconnaître qu’à environ 95%, la société haïtienne est profondément corrompue. Nous devons arrêter de fuir, car un peuple qui fuit ses problèmes et part à la recherche de cieux plus cléments pour se gaver ne peut devenir que médiocre. L’intelligence est l’art d’apprendre à supporter les incertitudes pour mieux les résoudre.

Alors, s’il y a des gens intelligents en Haïti, il est venu le temps qu’ils sortent de leur silence ou de leur zone de confort médiocre pour proposer des stratégies qui peuvent faire honneur à leur intelligence et à leur humanité. De toute évidence, dans certains contextes, le silence est aussi une médiocrité. Et au-delà du silence, quand l’indigence triomphe, si les voix qui s’élèvent ne contiennent aucune insolence, aucune révolte, c’est qu’elles sont l’écho de vies médiocres. Osons laisser nos voix retentir l’écho d’une multitude de notes de colère intelligente.

Il est indéniable que c’est par sa dignité que l’homme mérite son humanité, éclipsant par là son animalité. C’est par sa capacité à transformer son milieu pour en faire un écho de dignité que le savoir humain prend du sens et devient intelligence par l’action éthique des hommes et des femmes. Tout savoir qui ne conduit pas à cette quête de la dignité et de l’intelligence n’est qu’imposture et ne fait que raccourcir les chemins de la médiocrité.

Il est un fait hautement vérifiable : les barbaries ne sont possibles que lorsque l’humanité déserte les sentiers de la dignité et de l’intelligence. Aujourd’hui, Haïti, de par les impostures multiples de ses différentes couches sociales, semble se frayer un chemin vers une barbarie portée par toutes les médiocrités humaines…De ce fait, il est venu le temps d’inventer de nouvelles postures académiques, politiques et médiatiques pour inverser le cours de cette indigence pendant qu’il est encore temps.

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Erno Renoncourt
Source/Le Grand Soir
Photo/Archives
www.anmwe.com

Manifestation-Haiti