PORT-AU-PRINCE – Le journaliste, cette fois, n’informe pas. Il est la nouvelle. En milieu de journée, vendredi 31 juillet, Anthony Pascal (Konpè Filo), 67 ans, a rejoint les ancêtres. Son cœur a lâché dans l’ambulance, au cours du trajet vers l’hôpital universitaire de Mirebalais, après avoir expérimenté la veille une hypoglycémie, une chute de la tension artérielle et des difficultés respiratoires, a appris Le Nouvelliste.

Sous le choc, Liliane Pierre-Paul arpente la vallée des si et des regrets. « Si l’on savait, je suis sure qu’il serait sauvé. Si l’on savait », rumine Liliane Pierre-Paul, revenant sur des rumeurs ayant couru le week-end dernier sur des problèmes de santé de Konpe Filo. « J’ai essayé sans succès de le joindre au téléphone. Mais Jean Lucien Borges, PDG de Radio Télé Ginen où travaillait Filo, avait envoyé un chauffeur chez Filo, à Martissant. Filo a ri et a assuré au téléphone à Jean-Lucien Borges qu’il allait bien », suffoque Liliane Pierre-Paul qui peste contre ce vieil ami trop discret sur ses déboires au point de laisser ses amis avec leur lot de regrets de n’avoir pas pu lui venir en aide.

Entre Filo et Liliane, il y a en commun la passion du journalisme, l’engagement pour la liberté d’expression pendant la dictature des Duvalier, la prison et l’exil. « C’est toute une histoire. C’est une très longue histoire Filo et moi », lâche entre deux soupirs Liliane Pierre-Paul, co-présentatrice avec Konpè Filo du premier journal en créole diffusé à la radio, sur les ondes de Radio Haïti Inter, pendant la dictature des Duvalier. «La mort de Konpè Filo est une énorme perte », tranche aussi Liliane Pierre-Paul avant d’esquisser le portrait rapide de ce monsieur en blue jeans, chemise «karabela », barbe plus sel que poivre ornant un visage rond attendri par deux yeux presque bridés que l’on croisait parfois à Port-au-Prince, assis à l’arrière d’un taxi-moto, une main aux doigts aquarelle, bardés de bagues portées en hommage à des divinités vodou, posée sous un chapeau Zaka.

« Il n’a pas construit son personnage. Il était ce que vous voyez », assure Liliane Pierre-Paul. « Filo est une personne totalement iconoclaste. C’est un être singulier. Pour lui, l’argent n’est rien. Filo n’était pas matérialiste. Il pouvait donner sa paye et rentrer chez lui sans un sous », confie Liliane Pierre-Paul, sans faire l’économie de souligner que ce Filo « a été trahi et abusé ».

Sans rougir, Liliane Pierre-Paul campe aussi ses différences avec Filo, un être vidé de toute rancune, capable de pardonner à des gens qui lui avaient fait du mal. « Il pardonne tout à tous. C’est une qualité que je n’ai pas », dit-elle de Filo qui « croit en l’amitié, sincère et loyale ».

Avec la disparition de Filo dont des reportages en province, sur le pays réel et ses déboires, ont bouleversé, comme celui sur les boat-people. « C’est une façon singulière de pratiquer le métier de journaliste qui est parti aujourd’hui », croit Liliane Pierre-Paul.

Pour Michèle Montas, effondrée, par la nouvelle, ce départ marque aussi l’heure de solder des comptes, d’inscrire des noms à la postérité, de revenir sur les sacrifices et les acquis obtenus grâce à des gens comme Konpè Filo. « Filo m’était très cher. Il a marqué toute une époque dans le combat pour la liberté de la parole et de la défense de la culture nationale. Je crois que c’est de ça dont on doit se souvenir maintenant », estime Michèle Montas.

« Les jeunes journalistes ne se rendent pas compte de ce que nous avons payé pour que tout le monde ait la liberté de parole. Et je crois que Filo était un des instruments premiers dans ce combat pour la liberté de la parole », avance Michèle Montas, veuve de Jean Léopold Dominique.

« Konpè Filo animait le journal de 9 heures du soir, en créole, à Radio Haïti. C’est lui qui a commenté pour la première fois les nouvelles internationales en créole. Quand il parlait de la chute de la dictature de Somoza et qu’il l’appelait un « Machwè won », tout le monde savait qu’il faisait allusion à Jean Claude Duvalier qui avait aussi un « Machwè Won ». Cette façon d’apporter l’information aux gens, dans leur langue, était absolument essentielle et vitale à la conquête démocratique, à la liberté de parole », se souvient Michèle Montas qui évoque l’arrestation le 8 octobre 1980 de Konpè Filo et de Macénat, un opérateur de la radio.

« Quand Jean, après des vaines tractations pour obtenir leur libération, s’est résolu à annoncer à la radio qu’on a arrêté Konpè Filo, il y avait une tension dans la ville. Le gouvernement a été obligé de libérer Filo et Macénat », raconte Michèle Montas qui est revenue sur d’autres moments encore plus éprouvants dont l’exil de toute l’équipe le 28 novembre 1980.

Cet exil, confie Michel Soukar, ami de Filo, était redouté, annoncé au milieu progressiste haïtien par le leader dominicain Franscisco Pena Gomez qui voyait venir l’accession au pouvoir de Ronald Reagan. Le soir des élections américaines, les macoutes ont fêté la victoire de Reagan aux dépens de Jimmy Carter en tirant en l’air. Le régime disait à l’époque que le bal est fini. L’exil au Venezuela, au Panama, aux États-Unis et au Canada n’a pas mis un terme au contact entre Filo et son bon ami, Michel Soukar, écrivain, intellectuel. « Nous avions des contacts clandestins avant de prendre moi-même le chemin de l’exil en 1984 », explique-t-il.

Avec un luxe de détails, Michel Soukar évoque différents aspects de la vie de Filo. « Il était un pur, totalement désintéressé de l’argent… Il était un pur et dans le métier et dans les relations humaines. Ils ne voulaient que le bien », confirme Soukar, soulignant lui aussi que Filo aimait tout le monde, qu’il était dans un rapport détaché, dépouillé avec l’argent. Le vodouisant qu’il était devenu était curieux, en exaltation face à la richesse de la culture et de la pharmacopée haïtienne, explique Michel Soukar.

Sur la pointe des pieds, Konpè Filo est parti, discret jusqu’au bout, soupire son ami de dix ans, l’agronome Talot Bertrand. « ‘Nou pa pi mal, nou anfom Agwonòm Talot ? Telle est la réponse de Konpè Filo la semaine dernière quand je lui ai dit : Kijan ou ye ? Or, aujourd’hui, ce vendredi 31 juillet 2020, son âme vient de s’envoler pour le séjour des morts », explique-t-il. « Le décès de Konpè Filo constitue un grand choc pour ALLO AGRO de la PROMODEV.* Quel regret ! Quel triste départ anticipé ! », regrette l’agronome.

Pour Rachèle Magloire qui avait une longue expérience de travail avec Konpè Filo, la mort du journaliste « est très triste ». « C’est une perte non seulement pour le pays, mais aussi une perte pour moi personnellement. Nous nous connaissons depuis des années », confie la cinéaste.

« Après son exil en 80, on s’était rencontré à Montréal. On a fait plein de choses ensemble et souvent on a été dans des soirées culturelles, politiques, on a fait des émissions de radio. Après notre retour en Haïti, on est resté très proche. Nou pèdi yon frè, se te moun pa nou », indique-t-elle.

Konpè Filo avait un problème respiratoire, indique Jean Lucien Borges, PDG de Radio Télé Ginen, là où travaillait Konpè Filo. « C’est une grande perte pour la RTG, pour le pays, pour la culture haïtienne. On ne s’y attendait pas », a-t-il dit.

Le décès de Konpè Filo est un « choc terrible » pour Marvel Dandin qui souligne avoir eu le week-end écoulé une conversation téléphonique avec son collègue journaliste sur son état de santé. « En général, Konpè Filo est toujours très positif. Il avait des malaises et pensait que comme d’habitude qu’il allait s’en sortir. C’était un modèle de journaliste désintéressé par rapport au gain personnel, au prestige personnel, au vedettariat. Il est devenu vedette malgré lui… », selon le directeur général de Radio Télé Kiskeya.

Marvel Dandin souligne que Konpè Filo était « très humble et simple ». « Il croyait dans la portée libératrice et éducative de l’information. C’était sa passion sans chercher à tirer des bénéfices personnels. C’est toute une école, toute une génération qui part avec lui. C’est la génération de l’humilité, de la sobriété, mais aussi de la performance, de l’opiniâtreté, de la bravoure. Dans les moments les plus sombres, il n’avait pas peur quand on devait se tenir contre la dictature… », se souvient Marvel Dandin.

« C’est une tête extraordinaire. Une icône de la presse. Le grand Konpè Filo a un passé glorieux. On a travaillé ensemble à Radio Haïti Inter. Il nous a marqué avec un créole à travers duquel il n’avait pas peur de passer en dérision des ministres de Duvalier. A cette époque, il faut avoir beaucoup de courage pour dire ‘’ Aba jou’’. Konpè Filo, Liliane Pierre-Paul, Marvel Dandin, Sony Bastien sont des symboles. Konpè Filo c’est quelqu’un que j’aime et que je respecte. Malheureusement, il est parti sans voir le changement tant espéré », a déploré Jacques Sampeur.

« J’ai été surpris comme tout le monde d’apprendre la nouvelle de la mort de Konpè Filo cet après-midi, même quand je savais qu’il ne se portait pas bien. En effet, suite à une chute qu’il a faite dans la nuit du samedi 24 au dimanche 25 juillet, sa santé déjà fragile s’est détériorée en début de semaine. On a dû le transporter en urgence hier (jeudi) à Médecins Sans Frontières (Martissant). Comme son cas ne s’est pas amélioré on avait envisagé de le transporter à Mirebalais. Malheureusement, il a succombé en chemin. Une perte pour ses voisins qui voyaient en lui le sage notable du quartier », confie le responsable de la section Economie au Nouvelliste, Louis Gary Cyprien, ami et voisin de Konpè Filo.

« Quand je pense à Filo, je pense à tout ce qu’il fait d’abord pour son pays par rapport à la langue avec toute l’équipe de Radio Haïti Inter », a soupiré Marie Laurence Jocelyn Lassègue. « Ce que j’ai trouvé extraordinaire, c’est comment il a trouvé sa voie avec son émission culturelle incontournable sur Télé Ginen », a indiqué l’ancienne ministre de la Culture et de la Communication.

Pour elle, malgré son succès, Konpè Filo est resté lui-même, toujours humble. « Il est toujours prêt à écouter et à aider…C’est une belle personne, une belle âme… ».

« Un mapou est tombé, et la douleur est ressentie dans tous les lakous. Konpè Filo, de son vrai nom Anthony Pascal, nous a quittés. Nous perdons un grand promoteur de notre culture. Je m’incline devant sa dépouille et présente mes sympathies à sa famille et ses compagnons de route », a tweeté le président de la République, Jovenel Moïse.

Source/Le Nouvelliste
Photo/Archives
www.anmwe.com