PORT-AU-PRINCE – C’était le temps des chimères.
Un soir, Filo et moi, en route vers une cérémonie vaudou dans la plaine d’Arcahaie, avons remarqué une de ces belles-de-nuit que la misère avait poussé à des passes dangereuses. Cela paraissait presque comme le récit d’une dystopie quand il m’a raconté qu’une « bouzen » lui avait sauvé la vie sous la dictature sanguinaire de Jean-Claude Duvalier. Elle lui avait demandé tanpri souple de retourner à la station de radio pour passer la nuit au lieu de prendre les rues sombres et désertes parce que les Macoutes y rôdaient et posaient des questions sur lui et les autres journalistes. Autant dire que j’avais compris sa leçon sur le rôle fondamental et noble des badauds et « commerçants et commerçantes de rue » dans la lutte contre le régime. Il y avait ce petit espace de nuit pour démontrer leur humanisme en protégeant des journalistes et militants, face à un État liberticide et cannibale.
Un vendredi soir, je suis passé le récupérer chez lui à Martissant pour assister à une cérémonie vaudou à Carrefour. Je lui ai avoué ma peur de traverser la ville, surtout après qu’un ami m’avait traité ironiquement de « brave », compte tenu de mes sorties nocturnes alors que j’étais enceinte et que la terreur régnait comme mode de gouvernance. Après un long silence, sa voix a résonné dans la petite Subaru rouge qui roulait à toute allure sur la nationale quasi vide, « Madanm, ou pa fè pesonn mal. Depi se byen w ap fè, ak fòs Grann ou te ba wou, anyen p ap rive w. » Cette voix puissante des dénonciations des dérives du pouvoir militaire et des revendications populaires s’était adoucie pour me laisser comprendre que j’étais accompagnée d’une bonne étoile, si seulement le temps d’une nuit.
Un samedi soir de décembre, chez le houngan Bonheur Calixte de Brache, il s’était assis dans un coin de la cour avec les yeux fermés, son large chapeau en paille couvrant légèrement son front. Il tenait d’une main un bâton, on dirait un sceptre tant de son geste émanait une autorité. Tout autour de nous, des gros 4×4, certains avec des plaques officielles, étaient garés à côté des dizaines de bicyclettes venues des plantations de la plaine de Léogâne. Sa curiosité l’avait emmené là, son intelligence lui dictait le silence, et son humilité l’imposait cette posture-là, sur l’habitation d’un des plus puissants serviteurs vaudou du pays. Il n’avait pas besoin de m’expliquer quoi que ce soit cette nuit. J’ai suivi son exemple, ayant compris que l’essentiel, dans ce lakou-là, avec ces personnes-là, en ce moment-là, était d’écouter, de regarder et d’apprécier nos dieux africains se manifester.
Un dimanche matin, je l’ai conduit à Croix-des-Bouquets pour assister à un mariage. Il était réellement « bòzò, » sentait bon et souriait malicieusement. Il m’a annoncé sa mission ce jour-là : remercier Gérard Pierre-Charles et son épouse Suzy Castor, les parents de la mariée, pour leur accueil patriotique lors de son bref passage au Mexique pendant son exil. L’homme était reconnaissant mais aussi pédagogue. Il m’a expliqué la lutte qu’avaient menée ces deux militants contre la dictature des Duvalier, leur combat pour la justice sociale et l’importance d’écouter leur témoignage et celui de tous ceux qui avaient contribué au départ des barbares en février 1986. Ainsi, il me paraissait presque indécent de m’amuser auprès des autres convives et un rendez-vous fut fixé avant notre retour en ville pour une rencontre avec les Pierre-Charles. Cette rencontre a été le début d’une amitié, aujourd’hui vieille de trois décennies.
Un autre soir, il se mariait à Erzulie dans un large houmfort de Martissant géré par une éminente mambo du quartier. Quand il m’avait annoncé la nouvelle, je lui avais juré non seulement d’être présente, mais d’être l’une de ses témoins. C’était ma manière de lui témoigner mon amitié et ma reconnaissance à un moment important de sa vie. Il m’avait tellement déjà donné. Quand, en caressant sa barbe, il m’a lâché, « Fanm sa a pa vle kite m viv,» c’était bien la première fois que je le voyais envoûté. Et il était beau et bien ce soir de noces mystiques où il avait choisi de nouer son destin aux divinités Erzulie Fréda et Erzulie Dantor pour l’accompagner dans sa quête du bonheur.
Un jeudi saint, juste après l’aurore, j’ai conduit Filo à Lakou Souvenans aux Gonaïves, où il avait ses habitudes. Il m’avait invitée dans cet immense haut-lieu mystique pour voir les majestueuses cérémonies qui se déroulaient les week-ends de Pâques. Pour moi, c’était une introduction au vénérable serviteur Bien-Aimé et sa famille, à Antoinette- une hounsi qui m’a permis de sortir la phrase « ou pa pitimi san gadò, » de mon imaginaire pour comprendre son sens réel. J’ai fait connaissance avec les mystères du panthéon Dahomey de ce lieu sacré, de leurs rites d’invocation, de leurs rythmes et chants cérémoniaux. C’était aussi le début de son plaidoyer auprès de l’Institut pour la Sauvegarde du Patrimoine National (ISPAN) pour la reconnaissance de Lakou Souvenans et de Lakou Soukri et de Lakou Badjo — les trois grands lakous historiques de la zone — comme patrimoines culturels du pays.
Il était Filo, comme les amis et moi l’appelions, et Konpè Filo pour ses milliers d’auditeurs de Radio Haïti Inter et plus tard ses téléspectateurs de Radio Ginen. Pour l’état civil, il se nommait Anthony Pascal. Chacun a son histoire fondatrice, presque comme une fable, qui démontre ses liens du temps passé. Formé dans le théâtre par Ézéchiel Abélard qui lui a fait aimer «Sophocle» et Jacques Roumain, il a parachevé ses études de journalisme in situ avec Michèle Montas, et a forgé des liens inébranlables d’amitié et de militance avec le professeur Michel Soukar, la journaliste Liliane Pierre-Paul et l’animateur culturel et poète Richard Brisson. Avec sa voix musicale qui prêchait le bon et le juste, il parlait souvent de ses débuts pour nous faire comprendre les luttes menées et apprécier ses compagnons de route.
Il était tentant de penser qu’il avait un tic nerveux, comme pour enjoliver l’histoire du personnage. Mais non, c’était plutôt la torture, en novembre 1980, du colonel «Albert TiBoule» Pierre, chef de la police de Port-au-Prince (oui, il faut nommer le bourreaux), qui a failli le rendre sourd. Le choc était tel qu’il devait grimacer de temps en temps pour retrouver un certain équilibre au niveau du visage. Ainsi, il portait une marque indélébile de la barbarie des Duvalier. C’est avec ses oreilles presque meurtries qu’il écoutait ceux et celles qu’on nous a appris à ne pas écouter – les chany, les marchandes de pistache, les caoutchouc-men, les bouzen. Il les entendait – les opprimés, les malheureux, les gueux – partout où il allait. Il portait en lui toutes leurs souffrances, toutes leurs revendications, tous leurs espoirs. Il ne comprenait pas que l’État – les services publics, les officiels, les fonctionnaires – non seulement ne se souciait pas d’eux, mais était quasiment absent de leurs quotidiens.
Et voilà que c’est justement cet État défaillant qui n’a pas pu le sauver quand il en avait le plus besoin. Il lui fallait juste d’un peu d’oxygène pour continuer à vivre. Oui, ceci nous concerne tous, puisque cette crise est transcendante : il s’agit de notre capacité à fournir des services de santé à nos enfants, à nos parents, à nos concitoyens, voire à nous-mêmes. Il ne s’agit pas uniquement de s’indigner collectivement, il faut agir vite pour changer cet état de fait puisqu’on a déjà perdu trop de temps.
A 67 ans, fort de nombreux succès en tant que journaliste, il méritait de rester avec nous pendant longtemps encore. Et dire que je le croyais immortel, surtout après son récit de l’incident d’un après-midi sur la Route du Canapé-Vert : quelqu’un lui avait tiré dessus, mais la balle avait rebondi au contact de sa cage thoracique. J’étais terrassée ; lui ne s’encombrait de rien, sauf pour dire que « Ginen yo » l’avaient protégé.
Il était un homme fidèle, droit comme un crayon rejetant tous les honneurs et les arrogances qui accompagnent les faux symboles. Sa bataille était pour que nous nous appropriions de notre culture, allant jusqu’à la régénération des arbres majestueux d’antan tels les figuiers, les mapous et les gaïacs. Il était honnête, désintéressé totalement par l’argent et les autres choses matérielles. Il était attentionné, mais discret et profondément spirituel, nous prodiguant des conseils de patience et d’écoute, « Poze. Poze. » Pas étonnant qu’il soit apprécié comme un Tonton exemplaire par mes enfants. Quant à moi, je me considère chanceuse de l’avoir eu comme ami pendant 35 ans près. « Mèsi anpil, Filo. »
Aujourd’hui en pleine tempête de tueries à répétition, de corruption, de mauvaise gouvernance et de pandémie, dans ce bateau ivre sans capitaine ou marins compétents, je suis toute endeuillée, comme sa famille nombreuse, son clan d’amis et amies, ses frères et sœurs serviteurs. Je mesure le désarroi qui les submerge.
Il me manque infiniment depuis ce vendredi matin 24 juillet, quand il a entamé son voyage prématuré vers notre Guinée ancestrale.
Source/Le Nouvelliste
Photo/Le Nouvelliste
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