Tôt le matin, quelques jours par semaine, Labadee s’anime. Un bateau de croisière rutilant accoste une jetée flambant neuve de 55 millions de dollars, et des milliers de blans (mot créole désignant les étrangers, qu’ils soient de blancs ou de couleur, NDLR) se déversent sur les attractions tape-à-l’œil qui jalonnent le rivage: la plus longue tyrolienne au-dessus de l’eau du monde, un salon de tressage de cheveux, des buffets-barbecues tout compris, et, pour 255 dollars supplémentaires, des huttes VIP aux toits en feuilles de palmiers. Le terrain de jeu flottant gonflable, Arawak Aqua Park, tient son nom des peuples indigènes qui habitaient l’île autrefois, et Columbus Cove, point d’arrivée d’un toboggan aquatique bleu «haletant», du représentant des puissances coloniales qui causèrent leur disparition.

Bienvenue à la Plage Privée Ultime de la Royal Caribbean, l’unique compagnie de croisières opérant à Haïti. Une haute clôture protège jalousement le monde merveilleux de Labadee. A l’intérieur, les seules traces de la riche culture et du savoir-faire d’Haïti sont les troupes folkloriques qui s’y produisent parfois et l’Artisans Village, où les habitants doivent payer un droit d’entrée pour pouvoir vendre à la criée rhum, t-shirts et porte-clés. Dehors, deux gardes nonchalamment cramponnés à leurs mitraillettes s’ennuient: cette partie d’Haïti n’a pas connu de violences depuis des années. C’est un rêve tropical au summum de son américanisation: toute la nourriture est importée (y compris les fruits), et le rhum contenu dans le cocktail-vedette, le Labadoozie, n’est pas haïtien. Les suppléments sont directement facturés à votre cabine via le SeaPass, une carte de crédit de croisière, et aucun passeport ni visa touristique n’est nécessaire. Même le nom du lieu – dérivé du marquis de La Badie, esclavagiste français dont les plantations n’étaient qu’à quelques kilomètres de l’endroit où débuta la fière révolution d’Haïti – a été simplifié au profit des langues occidentales.


«La prison des touristes»

«Nous l’appelons la prison des touristes» raconte Alix Latatour, ancien employé de la compagnie de croisières né à Labadie. «C’est là qu’ils les gardent pour qu’ils ne puissent pas voir le vrai Haïti.» Les médias jugent souvent d’un œil sévère la présence de la Royal Caribbean à Haïti et mettent en avant une vision de «possédants» face à des «dépossédés», trop symboliquement séparés par la sémantique et par des barbelés. Lorsque la compagnie de croisières – immatriculée au Libéria – a décidé de poursuivre les excursions touristiques à Labadee après le séisme, sa mauvaise réputation a empiré. Des passagers racontaient que les Haïtiens mendiaient la nourriture des buffets à travers la clôture. Pour les villageois, la réalité est plus nuancée. Après tout, de l’argent été réinjecté dans l’économie et des enfants ont pu faire des études. En 2010, la Royal Caribbean a bâti une nouvelle école, à qui elle a donné son nom. Dans un pays où le taux de chômage atteint 70%, environ 200 habitants du village de Labadie vont travailler à Labadee : assistants à la tyrolienne, agents d’entretien et professeurs de surf, pour une rémunération, selon la Royal Caribbean, «bien au-dessus du salaire moyen». Les autres ont le droit de visiter la station balnéaire les jours sans croisiéristes, sur autorisation.

Ce qui attriste Alix Latatour, c’est que les deux Labadie ne se rencontrent que si rarement : que la plupart des touristes ne voient jamais comment vivent les vrais Haïtiens, ce qu’ils cuisinent, comment ils cultivent la terre, à quoi ressemble leur musique. «Les touristes ne comprennent pas bien Haïti» explique-t-il, «parce que ce qu’ils voient aux infos ou avant d’acheter leur billet, ce n’est pas la même chose que ce qu’ils voient quand ils arrivent ici.» Alix Latatour ne doute pas un instant que les touristes aimeraient tout cela, s’ils venaient. «Impossible de savoir ce que nous réserve l’avenir du pays, philosophe-t-il. Peut-être qu’un jour vous reviendrez, et vous verrez que tout a changé.» LIRE LES AUTRES PAGRAPHES SUR LIBERATION.FR

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