PORT-AU-PRINCE – Le 12 janvier 2010, la ville de Port-au-Prince a été dévastée par un séisme de 7.3 sur l’Échelle de Richter, faisant plus de 300 000 morts, 300 000 blessés et 1,2 million de sans-abris. Tous les spécialistes s’accordent à dire que le bilan de cette catastrophe naturelle était principalement dû à « l’absence de constructions et d’infrastructures solides, l’occupation anarchique de l’espace urbain par les populations et les nombreuses irrégularités incontestées observées dans le domaine de l’urbanisme ». [1] Au-delà du drame humain de ce séisme sans précédent, cette catastrophe avait offert aux dirigeants haïtiens, centraux et municipaux, de reconstruire la capitale et les villes de provinces affectées, en créant des villes et des espaces urbains organisés et planifiés. Huit ans plus tard, fort est de constater que l’espace spatial de la capitale et des villes de provinces ne fait que s’aggraver.

Après le Mexique et Trinité-et-Tobago, Haïti est désormais le troisième pays le plus urbanisé de l’Amérique latine et les Caraïbes. Alors que 90 % de la population vivait en milieu rural dans les années 50, plus d’un haïtien sur deux vit à présent en milieu urbain. Chaque année, plus de 133,000 habitants quittent les zones rurales pour s’installer en ville, révèle le rapport de la Banque Mondiale intitulé « Les villes haïtiennes : des actions pour aujourd’hui avec un regard sur demain » [2]. Sans contrôle et planification, la population s’établit dans de nouvelles zones avant que l’État et le secteur économique ne placent les infrastructures urbaines et les services de base. La charrue est donc placée avant les bœufs et l’urbanisation s’anarchise de jour en jour.

Les villes en Haïti ont clairement besoin de renforcer leurs finances municipales si elles veulent être en mesure de combler le déficit en services et en infrastructures urbaines et de s’adapter à la croissance de la population urbaine. Or ceci demande que la décentralisation, prévue par la Constitution de 1987, se concrétise urgemment. A défaut, le bilan du séisme de 2010 pourrait se révéler être une peccadille par rapport au futur des Haïtiens.

Une urbanisation menaçante

Depuis 2010, dans l’aire métropolitaine, les nouvelles zones telles que Corail Cessless ou Canaan ont connu une occupation et urbanisation anarchiques accompagnées d’une explosion démographique ; le tout, sans l’application d’un plan directeur. Corail Cessless est en train de se transformer en un nouveau bidonville qui menace d’éclipser Cité Soleil, le plus grand et le plus violent bidonville du pays. Quant à Canaan, c’est un nouveau paysage désolé qui a vu sa population exploser en huit ans. Située à 18 kms de la capitale, cette zone à vocation agricole était habitée par moins de 2.000 personnes. Aujourd’hui, il y a eu une mutation d’une zone agricole à une zone résidentielle de 200.000 habitants. Les terrains, déclarés d’utilité publique par le président René Préval, ont été sauvagement occupés et ont transformé Canaan en une immense zone informelle ; une ville sans gouvernement où les habitants tentent de survivre malgré eux et malgré tout. Depuis le séisme, les dirigeants nationaux d’Haïti ont permis à la ville d’exister, mais l’ont ignorée. « Pendant ce temps, les trois municipalités locales sur lesquelles la ville s’étend se battent entre elles pour le contrôle de Canaan, tandis que les résidents forment des comités dans une tentative de mettre de l’ordre dans leurs communautés », témoigne le journaliste Jakob Kushner [3], qui vient dy mener une longue investigation. Selon lui, le manque de gouvernance de Canaan pourrait la mener à sa perte. « Les résidents aspirent à enregistrer leurs maisons et leurs entreprises, à payer des impôts pour obtenir la reconnaissance de l’État. À leur tour, ils exigent des services que seul un gouvernement peut fournir : les tribunaux, l’électricité, la sécurité. Jusqu’à ce que ces derniers soient fournis, des milliers de personnes continueront à migrer vers une ville sans noyau », prédit-il. L’échec du gouvernement haïtien à reconnaître Canaan comme une municipalité indépendante et à vendre des titres fonciers est l’exemple concret d’une catastrophe non naturelle.

A cette réalité vient se greffer la dernière étude menée par 27 chercheurs haïtiens et étrangers des universités catholique de Louvain, de Montréal, d’État d’Haïti, de CTPEA et de l’Université Quisqueya. « En 2030, l’aire métropolitaine sera habitée par plus de 5 millions d’habitants avec des bidonvilles caractérisés par la précarité du bâti et du milieu d’accueil. Ce sont donc 20 000 logements, pour répondre aux besoins, qui seront construits chaque année, non pas par des industries patentées mais par la population elle-même. Sans aucune planification, sans politiques publiques adéquates, on se dirige tout droit vers le précipice », s’alarme Le Nouvelliste, le plus ancien quotidien d’Haïti, à la Une de son édition du 23 mai 2018. [4]

Face à la concentration et l’explosion démographique de Port-au-Prince, aucune politique publique n’a été mise en place par les différents pouvoirs publics (centraux et municipaux) en terme d’aménagement urbain ; en témoigne le centre-ville de la capitale, totalement délaissé ‘’au profit’’ des communes de Delmas et de Pétion-Ville, alors que le cœur de Port-au-Prince aurait dû être reconstruit et revitalisé à travers une vraie réforme urbaine. Conséquences ? Les constructions anarchiques continuent de pousser comme des champignons, les bidonvilles s’étendent de plus en plus sur les mornes encerclant la ville, l’insalubrité est devenue incontrôlable, la circulation est chaotique ; bref, Port-au-Prince est invivable et désormais classée comme la ville la plus sale au monde [5].

La deuxième ville. Cap-Haitien, n’est pas mieux lotie : l’insalubrité accueille tous les visiteurs, de l’entrée de la ville jusqu’au bord de mer, alors que le Cap-Haïtien est la première ville touristique d’Haïti. En 2016 déjà, le Nouvelliste soulignait que celle-ci « se dirige lentement vers une implosion, la bidonvilisation à outrance, la multitude de marchés ambulants à chaque coin de rue, les montagnes de détritus, la circulation chaotique, l’environnement dégradant, les embouteillages monstres, la mauvaise qualité de l’air ambiant, l’insécurité en plus de tout cela constituent autant de facteurs négatifs qui n’encouragent nullement les investisseurs [6] ». A ce triste constat s’ajoute un point sombre d’importance : l’évolution économique ne suit pas l’urbanisation et le Produit intérieur brut (PIB) diminue de 0.8% par année. « L’économie haïtienne n’a pas évolué de façon favorable. On voit que la proportion des exportations sur le PIB était de 12% en 1960. En 1985, elles ont été évaluées à 13%, en 2000 à 10%, en 2015 et 2016 à 12%. Cela n’a pas changé », souligne la dernière étude sur Port-au-Prince. [7]

Quid de la loi-cadre sur la décentralisation ?

Le nœud gordien de la transformation des villes est l’argent car il est indispensable au financement des communes et l’outil pour cela est la décentralisation commandée par la Constitution de 1087. Toutefois, malgré la publication- en 2006 sous le gouvernement provisoire Bonniface-Latortue – de 6 décrets sur le processus du renforcement des collectivités territoriales et de la décentralisation en Haïti, la loi-cadre n’a toujours pas été votée. Quant au budget 2017-2018 de la République, il accorde 94,3 % des dépenses de fonctionnement au département de l’Ouest, délaissant ainsi tout le reste du pays. Alors, après 30 ans, pourquoi tant de laxisme par rapport au vote d’une loi-cadre aussi cruciale pour le développement ?

Pour Jude Saint Natus, Spécialiste en Gouvernance et Réforme de l’État, « il s’agit d’un dysfonctionnement de l’État avec des pouvoirs qui sont en rébellion avec la République. Comment peut-on comprendre et expliquer que le Parlement haïtien adopte des lois électorales, que des conseils électoraux organisent des élections et que des gouvernements publient des résultats pour des maires, des CASECs, des ASEC et des délégués de ville, les installent, leur donnent un salaire, sans se soucier du cadre légal, technique et administratif dans lequel ils évoluent ? », s’indigne-t-il. Si la décentralisation n’est pas la seule réponse à l’urbanisation incontrôlée des villes haïtiennes, pour l’ex-directeur général du Ministère de l’Intérieur et des Collectivités Territoriales, « avec un bon niveau de déconcentration des services publics qui responsabiliserait les directions départementales dans l’opérationnalisation des politiques publiques sectorielles (gestion budgétaire), l’État pourrait déjà faire une différence importante en matière d’efficacité et d’efficience, en garantissant aux citoyen(ne)s l’accès aux services de base de qualité. Cela demande de la part de l’État de penser stratégie et intérêt général », nous confie-t-il.

De son côté, Deus Deronneth, Député de Marigot (Sud-Est) et expert en administration des collectivités territoriales, pense que le budget de la République accordant 94,3 % des dépenses au département de l’Ouest, démontre que la décentralisation des finances publiques est loin d’être une réalité. « Aujourd’hui encore les institutions décentralisées ne reçoivent qu’une minable dotation de l’État. Pour l’administration, l’État central détient un minimum de moyens pouvant garantir son fonctionnement. Ce sont ces institutions financières : BRH, BNC et BPH qui soutiennent les politiques d’investissement de l’État central. Pour l’administration des collectivités territoriales, il n’y a pas d’institutions financières. Les politiques fiscales locales ne sont pas structurées. » [8].

Mais selon Frantz Ulysse, Maire-adjoint de la ville de Saint-Marc, le texte de la loi-cadre n’aurait en fait jamais été soumis au Parlement. « Par contre, on est en train de travailler sur les décrets (de 2006) au niveau du Sénat et ils seront ensuite transférés à la Chambre des députés », nous déclare-t-il. Cependant, pour lui, il est clair qu’il y a un blocage car la décentralisation donnerait trop de pouvoir aux maires, aux conseils d’administration de la section communale (CASEC) etc. « On en est aussi là parce que cela réduirait le pouvoir des députés. Or, il faut comprendre qu’un député joue aussi le rôle d’un maire. Avec la complicité du pouvoir central, il travaille à la place du maire car cela favorise le gouvernement lors des votes au Parlement », souligne-t-il. M. Ulysse, qui est également président de l’Association des Maires de l’Artibonite. Il croit que si la loi-cadre est votée et appliquée selon la Constitution, ce surplus de pouvoir n’existera plus..

Jude Saint Natus tient aussi à souligner la différence entre la décentralisation et la déconcentration : « La décentralisation va plus loin que la déconcentration, même si elles sont complémentaires. Par la déconcentration l’État délègue, tout en conservant la hiérarchie, mais il améliore son efficacité. Par la décentralisation, l’État partage ses responsabilités pour s’assurer d’une prise en charge de proximité des besoins des populations, tout en promouvant le leadership collectif. La Constitution prévoit donc d’être dans l’humilité et dans la reconnaissance de l’autre. Mais dans notre réalité, pour paraitre et se valoriser, il faut anéantir l’autre, comme si on partait de zéro. Il faut donc une nouvelle culture politique qui soit dans l’addition, dans la complémentarité, sans faire d’amalgame », souhaite le spécialiste en gouvernance et réforme de l’État.

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Source/AlterPresse
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