PORT-AU-PRINCE – L’accès au palais de justice est contrôlé par un gang armé. Un juge a été kidnappé. Le bâtonnier, assassiné. Des officiers de justice, menacés. Dans un tel climat, Haïti pourra-t-il traduire devant les tribunaux ceux qui ont tué son président ? Rencontrés par notre envoyé spécial sur le terrain, des magistrats s’alarment de voir le système au bord de l’implosion à un moment aussi névralgique.
Le juge de paix Clément Noël aurait aimé en entendre moins. Le jour de l’assassinat du président, la police lui a demandé d’auditionner deux suspects. Quand l’un des hommes s’est mis à nommer des politiciens qui auraient assisté à des rencontres avant l’opération, le magistrat a senti son univers basculer.

« Tout mon calvaire commence à partir de ce moment », dit-il.

Depuis, le magistrat est un homme traqué. Il a dû quitter sa maison en coup de vent avec sa femme et sa fille pour s’installer dans un endroit secret. Il gare sa voiture loin de son lieu de travail, quitte le bureau dès que possible, prend une moto-taxi et louvoie dans les bouchons de circulation infernaux de la capitale haïtienne afin de semer tout poursuivant éventuel avant de regagner son véhicule.

Depuis le 11 juillet, je ne suis pas retourné chez moi. On passe d’une maison à l’autre. Une situation stressante.

Les grandes lignes de la mort du président Jovenel Moïse sont connues. Le 7 juillet, vers une heure du matin, un commando est entré chez le chef de l’État et l’a criblé de balles.

Un groupe d’anciens militaires colombiens embauchés par de mystérieux commanditaires a été arrêté dans les heures suivantes, ainsi que deux « traducteurs ».

Ce jour-là, le juge de paix Clément Noël s’est rendu au commissariat pour procéder à l’audition des deux « traducteurs ».

L’un des deux suspects a expliqué qu’il avait participé à des réunions avec des leaders politiques haïtiens avant l’opération. L’un d’eux était Christian Emmanuel Sanon, Haïtien installé en Floride qui se décrivait comme un médecin et pasteur et disait vouloir devenir président d’Haïti.

Il y avait aussi des politiciens locaux, selon le suspect.

« Là, il commence à me citer des noms. Et par intelligence, j’ai dit que vu l’ampleur de la situation, l’essentiel était d’interrompre l’audition. Parce que je ne pouvais pas donner l’impression que j’étais détenteur d’informations trop sensibles. C’est tellement facile de commettre un crime dans le pays, je ne pouvais pas gérer ça », raconte-t-il.

« Si un président peut mourir de cette façon, toi aussi »
Mais il était trop tard. Le suspect avait déjà nommé trois leaders influents au sein de la classe politique haïtienne, dont les noms avaient été consignés au procès-verbal.

Peu après, Clément Noël a reçu un appel anonyme. « Si un président peut mourir de cette façon, toi aussi », lui aurait dit la voix au bout du fil. Il a toutefois continué son travail et autorisé deux perquisitions chez des personnes bien en vue soupçonnées de connivence avec les assassins.

Un ami au sein de l’administration publique l’a ensuite prévenu qu’il était en danger. Certains l’accusaient d’avoir malicieusement ajouté des noms de politiciens dans la liste des suspects pour leur nuire.

Un autre ami bien placé dans la machine gouvernementale lui a suggéré de quitter le pays ou de se cacher dans une ville de province. « Il m’a dit : “Il y a des informations extrêmement sensibles dans ton procès-verbal.” »

Sa femme a reçu un appel à son tour. « On lui a dit : “Votre mari essaye de se cacher, on va avoir votre contrôle, on arrive vers vous de toute façon” », se souvient le magistrat.

Tout au long de l’entrevue, d’innombrables personnes cognent à la porte de son petit bureau du tribunal de paix de Pétion-Ville pour lui demander un conseil, une signature sur un document, un avis. Le couloir est bondé comme le métro de Montréal à l’heure de pointe, les gens se pressent les uns sur les autres dans une chaleur écrasante. Le téléphone n’arrête pas de sonner.

Le magistrat reconnaît avoir peur, mais il poursuit son travail. « Si tout le monde s’écarte de ses responsabilités, qui va les assurer ? », demande-t-il.

Vague de kidnappings

Son collègue le juge de paix Fidélito Dieudonné n’est pas surpris de cette histoire. « L’insécurité est partout », déplore-t-il.

Il sait que lorsque les dossiers se corsent, les menaces arrivent vite, de nos jours.

On fait de notre mieux, mais on sait que pour certains dossiers, on est exposés à toutes sortes de menaces. Et on sait également qu’on n’est pas protégés.

La dégradation du contexte sécuritaire et la montée en puissance des gangs sont sur toutes les lèvres en Haïti, en ce moment. Encore cette semaine, elles ont perturbé l’acheminement des secours aux sinistrés du tremblement de terre, parce qu’une route était tenue par des groupes criminels. Des médecins ont même été kidnappés par des gangs alors que les blessés du séisme continuaient d’affluer dans la capitale.

Mais la montée de l’insécurité et de l’impunité perturbe aussi gravement le système de justice déjà fragile du pays, au moment où s’est enclenchée l’une des plus importantes enquêtes judiciaires de l’histoire d’Haïti, celle sur le meurtre d’un président en exercice. Plus d’une quarantaine de suspects ont été arrêtés, mais aucun juge d’instruction ne s’est saisi du dossier, une étape pourtant cruciale dans le système du pays. Celui qui avait été nommé s’est désisté « pour des raisons de convenance personnelle ».

Fidélito Dieudonné dit que la crainte d’être tué influe malheureusement désormais sur les décisions des magistrats, surtout dans les dossiers qui impliquent des personnes influentes.

« Il y a des fois où on devrait prendre certaines décisions, mais parce qu’on est bien imbus de la réalité, on est obligés de gérer notre peau », laisse-t-il tomber.

Dans un autre dossier l’hiver dernier, il raconte avoir déjà eu à trancher un litige civil quant à la possession d’une luxueuse résidence que voulait s’accaparer « quelqu’un de haut placé dans le gouvernement ». Il s’est présenté sur place avec deux policiers pour sa protection. Mais en face, le « haut responsable » est arrivé avec six policiers. L’homme a laissé entendre qu’il pourrait lui arriver malheur, dit-il.

« Ils étaient supérieurs en nombre. J’ai dû me replier au tribunal », explique-t-il.

Recevoir une balle devant le tribunal
La situation était déjà critique avant la mort du président. Il y a un an, le bâtonnier de Port-au-Prince a été assassiné par balles à son domicile. En mars, un autre juge de paix de la capitale a été kidnappé par des bandits. Sa famille et ses collègues se sont cotisés pour payer la rançon exigée par les ravisseurs, ce qui a permis sa libération.

« L’insécurité en Haïti, elle est généralisée. Ce ne sont pas que les magistrats qui en sont victimes. Mais étant donné que les magistrats en général ont pour mission de lutter contre la criminalité et le banditisme, souvent ils sont l’objet de beaucoup de menaces pour décider dans un sens ou dans l’autre », explique, d’un ton accablé, le juge d’instruction Martel Jean-Claude, président de l’Association professionnelle des magistrats.

Selon lui, il existe bel et bien des juges prêts à se saisir du dossier de la mort de Jovenel Moïse. Mais il faudra leur donner les moyens de se protéger.

« Il faut que le juge désigné se sente en sécurité. Sa famille aussi. Pour le faire, beaucoup de moyens doivent être déployés », dit-il.

Il faut aussi régler un problème pressant : le palais de justice de Port-au-Prince, où devraient normalement se dérouler les procédures, est presque déserté à l’heure actuelle parce que son entrée se situe en face de la « base » du gang « 5 Secondes », spécialiste des kidnappings et réputé avoir la gâchette facile.

On peut accéder momentanément au tribunal, mais on n’a pas la quiétude d’esprit. On peut entendre des rafales, on n’est pas sûrs de sortir sains et saufs.

Martel Jean-Claude, président de l’Association professionnelle des magistrats

M. Jean-Claude dit qu’un témoin et un huissier sont déjà morts par balles devant la cour. Il doute que les gens soient à l’aise d’y venir pour une procédure concernant la mort du président.

Plusieurs associations de juristes ont demandé le déménagement du tribunal pour des questions de sécurité, mais le gouvernement a refusé, sous prétexte que l’État ne pouvait fuir devant les bandits. La police s’est toutefois révélée incapable de déloger le gang jusqu’ici.

« Donc on se retrouve avec cette situation où il faut garder le palais de justice à cet endroit pour une question d’orgueil, mais il n’est pas fonctionnel », déplore Martel Jean-Claude.

Source/La Presse
Photo/La Presse
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