PORT-AU-PRINCE – Une table ronde s’est tenue à le Villate le samedi 11 juillet 2015 à l’occasion des 60 ans du compas sur l’initiative de Ayiti Mizik. Nous publions in extenso le discours prononcé en la circonstance par Eddy Renaud, président de Ayiti Mizik.

En ce mois de juillet 2015, le Konpa célèbre son 60e anniversaire, ce rythme urbain de danse dont la paternité a été attribuée à Nemours Jean Baptiste, du fait qu’il ait pris naissance au sein de son groupe avec l’apport de Kretzer Duroseau et de toute la section rythmique d’alors, domine la scène musicale haïtienne depuis 1955, après avoir mis en veilleuse toute la polyrythmie locale constituée de: congo, petro, banda, mayi, yanvalou, raboday, boléro, meringue et tous les autres rythmes ancestraux ou natifs, interprétés par les orchestres et musiciens de l’époque.

Exploit sans précédent, dans les annales de la musique haïtienne, à une époque où nombre de musiciens aux talents confirmés faisaient partie d’ autres groupes qui évoluaient sur la scène musicale, le Konpa s’était taillé une place de choix dans le cœur de la majorité des Haïtiens, puisque tout d’abord s’était un rythme facile à danser et d’une simplicité remarquable.

Ce rythme que j’adore personnellement et qui a bercé mon enfance, mon adolescence et ma jeunesse qui fout’l camp à grands pas, est aujourd’hui en butte à certaines difficultés; surmontables certes, mais qui demandent une attention particulière. Malgré tout, certains groupes de l’industrie musicale haïtienne arrivent de fort belle manière à tirer leur épingle du jeu et font excellente figure en jouant un Konpa de bonne facture sans pour autant avoir un chanteur vedette à haranguer la foule tout au long d’un morceau en l’entrecoupant d’une kyrielle de « de men an lè… a dwat, a goch… » perpétué au fil des morceaux interprétés.

En 2015, King Arly et sa cour semblent régner en maitre et seigneur incontestés sur le royaume du Konpa en dispensant une musique mélodieuse, bien orchestrée et superbement balancée, chantée avec feeling et émotions tout en gardant après l’intro, la simplicité du 1-2 d’un Konpa entrainant, invitant à la danse. Mais le futur du Konpa inquiète un peu, d’abord à cause d’une relève en manque d’inspiration, je veux parler de la jeune génération qui éprouve un certain mal à s’affirmer pour apporter du sang neuf au Konpa et préfère, par paresse, calquer jusqu’à la sonorité des morceaux à succès de leurs proches aînés.

Des fois, il est fort difficile pour certains de faire le ‘distingo’ entre deux jeunes groupes ou deux chanteurs de cette nouvelle génération. Les futurs dépositaires du Konpa souffrent d’un manque d’originalité et d’une volonté de mieux faire que leurs devanciers. La tâche serait-elle devenue plus ardue? L’apport et l’utilisation de cette multitude de gadgets électroniques aisément disponibles serait-elle néfaste au bon développement du Konpa dans sa diversité?

Nous avons pu remarquer également un manque d’enthousiasme de la part des fans, qui de moins en moins assistent aux bals et préfèrent attendre les affiches ‘2 kabès’ plus intéressantes de deux orchestres auxquels les promoteurs les ont habitués depuis quelque temps avant de se décider à faire le déplacement. Le phénomène serait-il également dû à la situation économique désastreuse que nous connaissons et qui s’aggrave de jour en jour avec une gourde en chute libre que rien ne semble pouvoir arrêter?… même nos prières.

Le Konpa est- il en train de devenir un rythme de danse urbaine saisonnière : fêtes de fin d’année, vacances d’été et fêtes champêtres pour les locaux, en plus des long ‘week-ends’ pour la diaspora et qu’on danse de moins en moins à Port-au-Prince… ‘Kote moun yo ?’ Autres temps autres mœurs, dirait-on ! Les DJ étrangers … phénomène à la mode qui attire la grande foule de jeunes moins intéressés au Konpa, permettent à ces DJ/ beat maker et créateurs d’ambiance survoltée de se faire un pactole l’espace d’une nuit à grand coup ‘d’advertisement’ par les organisateurs sur les réseaux sociaux.

Les DJ locaux également dont certains convertis en animateurs/harangueurs de foule au cours de leurs prestations, seraient-ils en train de damer le pion au konpa ? Le rythme se fait-il vieux ? Intéresse-t-il de moins en moins les jeunes ? Dans cinq ans il devrait atteindre l’âge de la retraite ou est-ce une question de choix d’une nouvelle génération qui lui tourne ‘carrément’le dos?

Est-ce qu’il est en train de se faire bousculer par d’autres rythmes urbains, les hi-hop/rap kreyòl, dance hall, ragga, raggamuffin, reggae, rap-bòday, et j’en passe ?… tout comme le konpa a eu à éclipser d’autres rythmes il y a 60 ans, l’histoire étant un perpétuel recommencement; avec la différence que ces rythmes urbains ont l’avantage d’être joués à longueur de journée sur les ondes de certaines stations de radio du pays par de vrais DJ qui en assurent une promotion constante, intensive et même intempestive à leur bénéfice.

Le nombre de DJ va de jour en jour croissant. Est- ce que le Konpa subit ou souffre d’une divulgation inadéquate, d’un temps d’antenne restreint ou d’une carence d’animateur Konpa qui eux aussi ont leur part de responsabilité vis-à-vis de l’évolution d’un style de konpa à connotation dite commerciale dont ils ont assuré et assurent encore une certaine promotion intéressée?

Est-il trop tard pour avoir des émissions éducatives sur le Konpa et pourquoi pas sur la musique haïtienne en général, en passant plus souvent sur les antennes de nos radios tous les styles, genres et rythmes de plusieurs époques ? On ne devrait pas attendre les mercredis, jeudis ou dimanches pour entendre la musique des années antérieures ou retro.

L’industrie du disque haïtien doit avoir plus de 60 ans d’existence quand même, il y a donc un bel éventail à offrir, tous genres confondus, et pourquoi pas officiellement 60% de musique haïtienne sur nos ondes et sur tout le territoire haïtien pour une divulgation adéquate de notre patrimoine musical comme pratiqué dans d’autres pays pour sauvegarder leur patrimoine musical et se protéger d’un envahissement par d’autres genres étrangers.

Le ministère de la Culture et le CONATEL devraient se pencher sur la question. Le rythme en lui-même ne saurait avoir de problèmes proprement dit, puisqu’il reste mathématique, avec certaines variantes évidemment, le problème reste dans les détails, dans la formulation, le packaging, le format, le montage des chansons, le mariage avec d’autres styles et rythmes du terroir, de nouvelles orientations, l’originalité des uns par rapport aux autres.

Les groupes de la génération des Yéyé des années 60-70 comme les Shleu Shleu, le Tabou Combo, le Magnum Band, et les Difficiles de PV qui va bientôt célébrer ses 50 ans, ont tous un style et une empreinte différente, identifiable dès les premières notes, mais ils assurent jusqu’à présent de très belles soirées dansantes pour l’émerveillement de jeunots qui les découvrent, les apprécient et les applaudissent; la soirée qui a eu lieu tout récemment avec les Difficiles de PV à l’hôtel El Rancho pour le 150e anniversaire du Petit Séminaire Collège St-Martial est un exemple flagrant de la bonne santé que connaît encore le Konpa des mini jazz.

Un retour aux sources serait peut-être une piste à explorer et pourquoi pas ? Parés de nouveaux arrangements de nouvelles adaptations certains morceaux connaitraient peut-être un succès renouvelé. Dans nos murs nous avons encore de vrais virtuoses de la guitare de cette époque, comme Dadou Pasquet et Robert Martineau qui dans les semaines à venir va sortir un nouvel album, ils ont le respect de tous quand ils font montre de leurs talents. Ces maitres vivants de la guitare de l’époque des Mini Jazz, ne devraient-il pas transmettre leur savoir aux générations futures par des rencontres ou séminaires, comme cela se fait partout dans le monde.

L’ENARTS gagnerait à renforcer son curriculum en insérant pareille option dans son programme de Musique ou travailler en étroite collaboration avec AyitiMizik pour faire bénéficier à un plus grand nombre, de ces rencontres qui se font déjà mensuellement à Kay Mizik La, le centre de ressources de AM se trouvant au 35 de la rue Roy à Port-au-Prince. Dans le temps, je veux parler du siècle dernier, nous avons eu des musiciens extraordinaires de talents et de virtuosité ; la musique était apprise à l’école et des bourses de perfectionnement étaient accordées aux plus talentueux pour poursuivre leurs études en terre étrangère et ensuite revenir au pays pour dispenser leur savoir à d’autres.

Les compositions originales de nos devanciers n’avaient rien à envier à ce qui se faisait à l’époque ou la musique était encore l’art de combiner les sons d’une manière agréable à l’oreille, le Dr Frank Lassègue, dans ’Etudes critiques sur la musique haïtienne’ paru en 1919, dresse un tableau éloquent et intéressant des plus grands musiciens de l’époque. (Copie disponible à Kay Mizik la.)

Maintenant la plupart de nos jeunes musiciens sont autodidactes s’ils n’ont pas eu l’heureux privilège de faire partie de l’orchestre St-Trinité, ou de fréquenté l’école Dessaix-Baptiste à Jacmel ou de faire partie de l’INAMUH ou de bénéficier de cours de musique donnés par les ONG protestantes ou d’autres chapelles religieuses qui pullulent dans le pays, ou de participer aux cours de solfège dispensés par AyitiMizik à son centre de ressources de la rue Roy, pour acquérir les notions de base; celui qui veux devenir musicien n’a pas devant lui beaucoup de choix, même les professeurs privé de musique sont devenus une espèce rare, il y a encore quelques-uns qui dispensent des cours de piano et de guitare de nos jours, j’en ai connu qui ont vécu de cette noble profession.

Maintenant, grâce à la Toile (internet), sur U tube et autres sites ils peuvent consulter les ‘tutorial’ pour se familiariser avec notions et techniques pour développer leurs talents. La musique haïtienne d’une certaine manière souffre d’une prise en main, il ne serait pas juste de parler d’un abandon des autorités étatiques à de sérieuses mesures à prendre pour son renforcement. Au ministère de la Culture trop souvent on change de titulaire, remaniement ministériel ou deal politique oblige, ce qui handicape la mise en place d’un plan directeur structuré pour le secteur et son implémentation.

Les efforts, il y en a qui ont été faits, mais ils devraient se multiplier dans chaque département, il nous faudrait des antennes de l’INAMUH, même en dimension réduite, ou un appui ou accompagnement à certaines écoles des provinces qui tant bien que mal existent encore, de manière à assurer une relève plus harmonieuse par un enseignement musical structuré sur toute l’étendue du territoire en encourageant les plus doués.

Il convient de noter la reconnaissance faites à certains musiciens qui ont œuvré à enrichir notre patrimoine musical et les efforts de la BRH pour la sortie d’un CD de l’OTRAH ‘Culture et Traditions’remettant en valeur la musique des années 50 avec de nouveaux arrangements et également la parution ‘D’une tranche d’Histoire de Musique Haïtienne’ honorant l’œuvre du talentueux saxophoniste/chef d’orchestre/musicien auteur compositeur qu’a été Raoul Guillaume. Initiatives encourageantes quand même !

Nos groupes Troubadour existent encore, même en nombre réduit, alors qu’ils sont les premiers à nous accueillir à l’aéroport pour nous souhaiter la bienvenue… en musique, dans cette Haïti Chérie, terre de Sambas, que nous aimons tant. Ne devrions-nous pas avoir un ‘Concours de Musique Troubadour’ chaque deux ans ?… pour perpétuer ce genre de musique, qui est l’âme même de notre peuple, ce serait déjà une initiative d’encouragement pour ces musiciens venant pour la plupart des classes nécessiteuses.

Banjos, accordéons, guitares seraient distribuer aux dix finalistes en plus de primes en espèces pour les trois meilleures compositions. A l’exception des groupes musicaux du grand Nord qui évoluent en ‘ Big Band’ et qui viennent juste d’enrichir notre patrimoine avec la sortie de nouveaux CD et de l’Orchestre Traditionnel d’Haïti ’OTRAH’ du maestro Jean Jean Pierre qui se bat bec et ongles pour le maintenir en vie par de rarissimes apparitions; les souffleurs (CUIVRES) sont en voie de disparition dans la musique haïtienne contemporaine. ‘Sequencer’ et banques de sons digitalisés les ont tout bonnement remplacés.

Quel dommage! Ne devrions-nous pas avoir un Orchestre National pour la sauvegarde de notre patrimoine musical ? A part quelques rares exceptions en ce qui a trait à nos Mini Jazz avec CUIVRES, les formations musicales de la diaspora en font meilleur usage et donnent l’impression de prendre leur métier de musicien ou leurs tournées au pays avec plus de sérieux, elles font montre d’un plus grand désir à satisfaire leur public par des orchestrations mieux travaillées et sont plus enclins à se surpasser lors de leurs prestations par la maitrise de compositions exécutées avec un certain savoir-faire.

Il est vrai que nous vivons dans un monde technologiquement plus avancé, un’Global Village’ à communication rapide et il est normal que les jeunes de cette génération s’intéressent également à d’autres genres musicaux, ils en sont bombardés à longueur de journée, ils en trouvent avec facilité et à portée de main sur leur iphone, Ipad et autres gadgets de communication, il ne suffit que de presser une touche pour effectuer un download payant, les musiques haïtiennes auxquelles on peut accéder ne sont pas nombreuses, ‘nou dèyè kamionèt la nèt…’ malgré les efforts de AyitiMizik par les orientations et les conseils dispensés sur le sujet.

Certains de nos jeunes musiciens, auteurs compositeurs, munis de toute une Armada de gadgets électroniques s’efforcent à trouver autres choses, ils ont compris qu’il faut regarder vers d’autres horizons, ils subissent d’autres influences, ils sont à la recherche d’une nouvelle carburation et trouve le courage d’essayer de créer une musique qui plairait à un plus grand nombre et pourquoi pas à la planète entière, leurs efforts à s’aventurer sur ces pistes en affichant un certain intérêt pour nos rythmes natifs sont à encourager et si un Konpa réadapté, rénové, réorienté, trouverait sa place dans cette nouvelle concoction pour ce ‘cross over’ qu’ils travaillent à nous proposer, se serait pour le bonheur de tous les Haïtiens qui seraient heureux et fiers de voir leur Konpa trouver un second souffle.

Mais il y en a qui pense que le Konpa se porte bien, à ceux-là je dirai ‘qu’il n’y a de pires aveugles que ceux qui refusent de voir’, les temps changent, il va falloir s’adapter et innover, Nemours lui-même était passé maitre dans l’art de toujours trouver quelque chose, ce brin de modernité pour le maintenir au haut du pavé. Il avait même compris qu’à un certain moment il devait se retirer de la scène pour céder la place à une autre génération. Je crois que le moment de tirer la sonnette d’alarme est arrivé. La table ronde sur le Konpa devrait être intéressante, mais la question de ‘droit d’auteur’ devrait également avoir une place de choix dans les débats, car elle est d’importance, Nemours le créateur du Konpa est mort dans la gêne et ceci semble être le destin de la plupart de nos musiciens et ce sujet devrait également enrichir les débats.

D’autres que moi ont pensé que la question du droit d’auteur aurait été réglé depuis bien longtemps, puisque nous avons un musicien à la première magistrature de l’Etat et les musiciens lui auraient été éternellement reconnaissants; les ministères de la Culture, du Commerce, le BHDA, le CONATEL, l’ANMH, AyitiMizik, Associations de musiciens et autres, devraient tous se trouver autour d’une table pour faire de ce rêve une réalité… pour le bien de tous les artistes, musiciens et auteurs compositeurs. Mais ils sont patients nos artistes … trop patients !… et le rêve se dissipe. Je remercie l’assistance de son attention soutenue.

Eddy Renaud
Source/Le Nouvelliste
Photo/Archives
www.anmwe.com

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