Port-au-Prince, le 16 juin 2019,
Souffrez que je lance une mise en garde avant de dire ce que j’ai à dire. Je pense qu’il est difficile, voire impossible, de penser à travers les 280 caractères que nous offre gracieusement Twitter. Dans un pays où la paresse intellectuelle est de plus en plus grande, où on est soit Dieu, soit démon en fonction du lieu de la personne qui parle, si les réseaux sociaux permettent d’anéantir virtuellement des barrières sociales, ils donnent lieu à des réactions triviales, injurieuses formulées par des individus qui se sentent protégés par leur anonymat. Celui ou celle dont l’identité est connue du grand public peut être insulté, menacé pour une affirmation aussi simple que « le ciel est bleu ». Et s’il/elle répond aux insultes il/elle sera à nouveau insulté-e d’avoir osé répondre aux insultes. La parole est heureusement démocratisée mais malheureusement donnée à des gens qui se refusent de réfléchir ou de prendre le temps de lire plus de 280 caractères.
Inopportunément, ce texte fait plus de 280 caractères. Pour ceux/celles qui l’auront lu jusqu’à ce paragraphe, il fait appel à la réflexion plutôt qu’à des réactions triviales ou partisanes. Si dans son titre est mentionné le nom d’un citoyen, Réginald Boulos, figure emblématique du « système » qui maintient Haïti dans la pauvreté, il va bien au-delà d’un individu. Il ambitionne de participer à une réflexion plus large sur le devenir collectif haïtien.
J’en viens aux faits.
Monsieur Boulos, à plusieurs reprises sur des stations de radio d’Haïti, m’a indexé à travers un sobriquet qu’il m’a inventé : cavalier de l’apocalypse. Il paraît que le nombre de cavaliers de l’apocalypse s’élève à quatre. Je ne sais point s’il a eu l’occasion de dire ce qu’il en entend. Quoi qu’il en soit je l’ai toujours délibérément ignoré. Je ne sais trop pour quelle raison d’ailleurs. A vrai dire, je n’ai pas l’habitude de le fréquenter. Je doute fort qu’il me connaisse.
Le faux-fuyant
Récemment, Réginald Boulos a décidé de répondre à un tweet que j’ai publié le 12 juin sur la conjoncture politique : « Je persiste et je signe: accord politique (économie, élection, constitution, PetroCaribe) + gouvernement de choc (format réduit, plus-value politique et compétence technique avérée) issu d’un large consensus national pour éviter le chaos qui n’a de cesse de guetter la Nation. »
Je persiste et je signe: accord politique (économie, election, constitution, PetroCaribe)+ gouvernement de choc (format réduit, plus-value politique et compétence technique avérée) issu d’un large consensus national pour éviter le chaos qui n’a de cesse de guetter la Nation.
— Renald Lubérice (@RenaldLuberice) 12 juin 2019
En réponse à @RenaldLuberice, @ReginaldBoulos s’est cru obliger de réagir en ces termes « lorsque je l’avais proposé au Président en novembre, vous et les autres cavaliers de l’apocalypse aviez choisi de vous moquer de moi en utilisant l’ex-sénateur du Sud. Aujourd’hui, il est trop tard. Je persiste et je signe: le président doit initier le processus de démission. ». Cela a dû être pour lui un affront que le Président de la République n’ait pas obéi à son injonction. Je présume que l’ex-sénateur du Sud en question est Gabriel Fortuné. Je ne sais qui a utilisé M. Fortuné contre Réginald Boulos, comment ni véritablement à quel moment. En fait, dans le monde de Réginald Boulos un homme politique, un citoyen qui défend une position sensée est forcément utilisé ou est un cavalier de l’apocalypse.
Ayant en tête les principes du gouvernement représentatif, les règles du jeu démocratique qui légitiment les prises de positions du citoyen Boulos, je lui ai demandé : « Qu’aviez-vous proposé au juste M. Boulos? Qui êtes-vous pour croire que vous pouvez à votre guise faire et défaire les présidents ou remettre en question un mandat issu du suffrage universel ? Seriez-vous en train de pêcher par arrogance ? »
En fait, Réginald Boulos aurait été bien embarrassé s’il avait choisi de répondre sur sa proposition ou encore sur sa qualité ou sa légitimité de vouloir à sa guise faire et défaire les présidents en Haïti ou remettre en cause les mandats des élus issus du suffrage universel. Raconter des choses à des journalistes complaisants est bien plus facile que justifier à l’écrit leurs bienfondés théoriques et pratiques.
En bon revendeur de la « bourgeoisie haïtienne », Réginald Boulos a choisi la facilité : « Seule l’incompétence au pouvoir pêche par arrogance. Humblement nous faisons notre petit bonhomme de chemin vers une Nouvelle Haïti d’hommes et de femmes capables au pouvoir et au service du peuple. #MTVAyiti », a-t-il répondu, fuyant les questions fondamentales de mon tweet.
Lorsque je l’avais proposé au Président en novembre, vous et les autres cavaliers de l’apocalypse aviez choisi de vous moquer de moi en utilisant l’ex sénateur du Sud. Aujourd’hui, il est trop tard. Je persiste et je signe: le président doit initier le processus de démission.
— Reginald Boulos (@ReginaldBoulos) 13 juin 2019
Cependant, je crois qu’il est venu le temps de déshabiller M. Boulos, drapé dans son fallacieux costume antisystème qu’il dépoussière à chaque fois qu’il pense à tort ou à raison que ses intérêts sont menacés. Car je doute fort que la nouvelle Haiti puisse émerger avec des gens comme Réginald Boulos. Parce qu’il est tout simplement le nom d’un système rétrograde et archaïque. Ses choix politiques et économiques maintiennent les masses haïtiennes dans la misère. Son projet c’est lui-même, et non Haïti.
Réginald Boulos, c’est l’autre nom de ce système que tant de jeunes, qui en sont les principales victimes, aimeraient combattre. Mais, hélas, dépourvus de repères historiques, idéologiques ou d’informations pertinentes, ils se laissent souvent sans le savoir entrainés dans des combats qui n’ont en vérité pour finalité que la reproduction et la perpétuation du système prétendument combattu. Où sont passés les jeunes universitaires qui avaient aidé M. Boulos dans son combat « contre » le système en 2003/2004 ?
A défaut de renverser le système, 6/7 juillet a dépoussiéré un masque antisystème pour mieux renforcer le système
Après les événements des 6/7 juillet que j’ai appelés, dans un livre à paraître, « week-end énergie », Réginald Boulos, propriétaire des supérettes Délimart ou de maison de revente de voitures, semble avoir été l’une des victimes d’actes de violences ayant entrainé des pertes importantes pour l’économie haïtienne. J’ai condamné publiquement les destructions de biens et/ou de vies humaines durant ce week-end de révolte simultanément populaire et bourgeoise. Populaire : parce qu’il y avait un réel mécontentement au niveau de la population à qui le gouvernement n’a pas su expliquer adéquatement le bienfondé de l’ajustement des prix du carburant. Bourgeoise : parce que de grands marchands et des propriétaires de moyens de production, se sentant lésés des politiques publiques conduites par l’administration Moïse dans leur secteur, avaient mobilisé les facilités logistiques et financières pour cette révolte. Les supérettes Délimart étaient parmi les entreprises saccagées durant cette révolte.
Il est possible que Réginald Boulos, d’ascendance libanaise, ait été victime dans une lutte hégémonique entre, d’une part, les haïtiens d’origine arabe, syrienne et libanaise, et, d’autre part, des Mulâtres (Métis), se considérant plus européennes et plus légitimes que la catégorie précédente. Certaines entreprises, dont celles de M. Boulos, semblent avoir été objet de casses sélectives les 6/7 juillet 2018.
Ces deux catégories d’Haïtiens (Mulâtres et « Arabes »), représentant 3% de la population, détiennent 80% de l’économie nationale. Dans la logique d’une inégalité toujours aussi criante, 97 % de la population ne partagent que 20% de l’économie nationale. Comment est-il possible que la concentration de la richesse nationale soit ethniquement aussi marquée ? Réginald Boulos en sait quelque chose : le système !
Connaissant bien le système, Réginald Boulos, afin de mieux protéger ses intérêts et pour éviter d’être une prochaine fois ciblé, opte ouvertement pour une participation politique directe, et non à travers des doublures comme son groupe avait l’habitude de le faire. Pour ma part, je pense que tout citoyen a ce droit sans discrimination aucune. Là où le bât blesse c’est quand Boulos prétend être un agent antisystème s’alliant avec des jeunes qui sont eux-mêmes les grandes victimes du système.
Par système, il faut entendre des arrangements politiques, sociaux et économiques qui régulent la distribution des rôles, des fonctions au sein de la société haïtienne. Il y a une entente implicite autour de cette division des positions sociales en Haïti. Elle se fait essentiellement au niveau économique et politique, avec une forte odeur ethnique.
Au niveau économique : les gens aux teints clairs (mulâtres et Arabes, pour l’essentiel) s’octroient le monopole du commerce en gros (importations), des services, des assurances et des banques. Les noirs de la classe moyenne leur servent de cadres intermédiaires, d’employés et de serviteurs. Dans ce modèle économique en vogue en Haïti, les capacités physiques, non-humaines, de production de richesses sont pauvres. L’économie est pensée dans son immédiateté, c’est à dire pour une forte rentabilité à très court terme que seules les activités d’achats et de reventes (importations) peuvent véritablement assurer. En sens, d’un point de vue sociologique, il est difficile de parler d’une bourgeoisie haïtienne. L’une des conséquences de cette situation économique est un taux de chômage très élevé, la dépréciation accélérée de la gourde et une double dépendance vis-à-vis de l’Etat. Le chômage, occasionné par un choix économique ne produisant pas de richesses, tue toute espérance d’avenir national chez les jeunes à qui on fait croire que l’Etat est le seul responsable des malheurs. Leur avenir est ailleurs, pourvu qu’ils réussissent à atteindre cet ailleurs. L’Etat apparaît comme le véritable employeur du pays aux yeux de ces jeunes. Paradoxalement, pour la grande majorité des commerçants l’Etat est l’incontestable client. Afin d’assurer la multiplication de leur richesse, ils doivent donc avoir un accès privilégié, et en permanence, à l’administration publique. Cet accès est assuré par un contrôle du parlement et du gouvernement.
Ces pressions de toute part exercées sur l’Etat sont en soi une source sure d’instabilité politique. D’un point vu rationnel, tout véritable changement au niveau du fonctionnement de l’Etat remet en cause le modèle économique. Nul part au monde une élite économique n’accepterait qu’on remette en question ses avantages sans mots dire. En Haïti, la forte imbrication entre classe économique et secteur politique, dont les membres dépendent pour leur subsistance exclusivement de l’Etat et/ou de l’élite économique, facilite la perpétuation des avantages de ces dernières, garantis à la fois par le pouvoir et l’opposition politiques.
Volontairement, j’utilise la notion de « classe » pour l’élite économique et celle de « secteur » pour l’élite politique. Je crois que les 3 % de la population qui se partagent les 80% de la richesse nationale ont une conscience claire de leurs intérêts communs et des actions à entreprendre pour les perpétuer. A l’inverse, je ne suis pas sûr que l’élite politique ait cette conscience d’intérêts communs. C’est pour cela qu’il est aussi aisé pour l’élite économique d’utiliser les hommes politiques, qui se battent entre eux pour des raisons non-idéologiques (en tout cas si idéologie il y a, c’est bien celle de l’élite économique), afin de maintenir les privilèges de détenir 80% des richesses d’Haïti.
Sur le plan politique : Les Noirs gardent l’accès aux fonctions politiques, à condition que l’Etat commerce avec les groupes qui détiennent le monopole économique. La bataille pour l’accès au pouvoir politique se fait par et à travers les Noirs. Elle se fait par les Noirs, puisque, n’ayant pas de moyens de production économique et/ou de commerce, l’Etat demeure la seule source d’emploi véritable et/ou d’accès aux ressources. Les Mulâtres et les Arabes utilisent des Noirs pour éjecter du pouvoir d’autres Noirs qui hypothèquent leur accès à l’Etat. Ils organisent le financement de la prise et de la perte du pouvoir.
La collusion entre élites politique et économique pour maintenir le système : L’organisation politique et économique d’Haïti constitue deux piliers incontournables d’un même système. Elle procède d’une vision commune de la société civile, politique et économique de l’économie. Ce n’est pas un hasard si l’élite politique du pays, à l’instar de l’élite économique ne cherche pas à se doter de moyen économique de production. Les deux groupes ont une vision inepte de l’économie qui les empêche de renforcer la capacité des consommateurs (citoyens). Ils ne pensent pas dans leurs analyses à 11 millions de consommateurs et à leur potentialité. Les banques n’accordent de crédit qu’à un tout petit groupe. Les taux d’intérêt pratiqués et les difficultés d’accès aux crédits pour les jeunes découragent l’entreprenariat. En réalité, pour les banques, le financement de l’économie est secondaire par rapport aux gains que procure la spéculation sur la gourde, par exemple. A l’inverse, les élites économiques dominicaines ont une vision caribéenne de leur économie. Quand elles font leur calcul de production, elles y intègrent d’office le marché haïtien (une île de plus de 20 millions de consommateurs, disent-elles) et d’autres potentiels marchés caribéens. Un autre élément de comparaison est que les élites politiques dominicaines se dotent de véritable moyen de production, notamment dans la filière agricole, constituant avec le tourisme les secteurs les plus importants du PIB de la République voisine.
Dans le système haïtien, guidés par une très courte vue, les acteurs ont tendance à concevoir un petit marché, avec les consommateurs existants, en excluant les masses de la paysannerie et des quartiers populaires dont le pouvoir d’achat demeure extrêmement pauvre.
Pour éviter la supercherie
En Haïti, les combats contre le système sont historiquement souvent une supercherie. En 1804, sans être véritablement portés par des valeurs nationalistes, les acteurs avaient rejeté le système. Cependant, en l’absence d’idéologie indubitablement nationale, après l’indépendance, les masses ont été refoulées dans la paysannerie (en dehors) au profit du partage des richesses entre les élites noires et mulâtres. Depuis, les masses sont systématiquement remobilisées à chaque fois que ces élites n’arrivent pas à s’entendre sur la répartition des ressources entre eux. Plus près de nous, le départ de Jean-Claude Duvalier n’a pas permis l’émergence d’un nouveau système. Le système dénoncé par Réginald Boulos pour mieux renverser le Président Jean-Bertrand Aristide est encore en place, car il a continué à servir ses intérêts après le départ du Président Lavalas. C’est ce même système qu’il prétend aujourd’hui dénoncer.
Actuellement les conditions sociales sont réunies pour un véritable changement de système. Mais soyons sur nos gardes, Réginald Boulos est le nom véritable du système à combattre. Il pourrait nous être utile s’il avait le courage de commencer par nous expliquer comment ce système économique tue tout espoir chez la jeunesse haïtienne, s’il nous expliquait que l’instabilité politique est le moyen qu’il utilise dès que ses intérêts sont menacés. Changeons les rapports économiques, et le système tombera de son propre poids. Ça Réginald Boulos le sait mais ce n’est pas dans son intérêt.
Renald LUBERICE
Source/RTVC
Photo/Archives
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