PORT-AU-PRINCE – Heureusement, il y a les immenses ventilateurs pour brasser l’air chaud du marché Avani, route des Frères à Petionville, où Évelyne Sylvain vient parfois acheter ses légumes et son riz bios, spécialité de quelques agriculteurs de la région de Port-au-Prince.
Évelyne vient ici une fois par semaine, pour les délicieuses tomates que sa fille, Kéké, adore. Et puis aussi pour les poivrons, les carottes, les épices, et le poulet de ferme. Facture de la tournée : 1402,75 gourdes. Autour de 20 $.
C’est moins cher que dans les supermarchés, mais ça reste quand même dispendieux. Ce n’est pas à la portée de tout le monde.
Petit détour chez les vendeurs d’eau potable. Il faut encore sortir sa bourse, comme on dit ici. En Haïti, celle des robinets a très mauvaise réputation.
Si vous ne voulez pas être malade, il faut en acheter. Mais encore une fois, ce n’est pas tout le monde qui peut se le permettre, fait remarquer Évelyne.
De qualité intermédiaire, l’eau qui coule d’un tuyau s’échappant d’une station de purification est surveillée de près par un employé. Et puis, il y a les grosses bonbonnes, moins accessibles, d’ailleurs entreposées derrière une clôture de fer forgé bleu, retenue par un gros cadenas.
L’eau est précieuse. Elle peut être volée à n’importe quel moment.
Sécurité renforcée
Dans le climat difficile des derniers mois, toutes les boutiques ont renforcé leurs mesures de protection.
Il y a beaucoup d’insécurité en ce moment à Port-au-Prince. À n’importe quel moment, on peut débarquer dans votre commerce et vous dévaliser. Mais tout ça, c’est lié à la crise économique terrible qui frappe tout le monde, témoigne Évelyne
La population est fatiguée de cette situation. Enragée, même. Elle se révolte. Parce qu’après tout, il faut vivre.
Évelyne Sylvain
Vitrine vivante du pays profond, le marché Salomon, du nom d’un ancien président haïtien, est situé dans le centre-ville de Port-au-Prince.
Ici, on trouve de tout, des aiguiseurs de couteaux, des vendeurs de produits ménagers ou d’articles de plomberie, des détaillants de fruits, de légumes, ou de viande que des commerçantes démunies tentent d’écouler sous le soleil brûlant.
« La faim nous tue »
Sur une nappe grise jetée à même le sol, Madeleine a déposé quelques patates, un peu de manioc et deux ou trois citrouilles, pour la soupe.
Mais les gens n’achètent pas, dit-elle, ajoutant du même souffle qu’elle croule sous les dettes, et qu’elle est incapable de payer son loyer à un propriétaire de qui elle se cache tous les jours.
Quelques mètres plus loin, il y a Imakula, qui craint pour ses morceaux de dinde qui n’attirent que les mouches. Et désespère de ses enfants, qu’elle n’arrive pas à nourrir.
La faute à Jovenel, le président, qui a mis le pays à terre. La faim nous tue, renchérit une autre vendeuse, vite rejointe par d’autres voix.
Jovenel, il donne de l’argent aux chimères, aux voleurs et aux bandits. Il est l’ami des riches et des puissants. Il se fout bien des pauvres et des malheureux, il faut qu’il parte, accuse Joseph, qui, comme beaucoup de gens, désigne le président Jovenel Moïse comme le premier responsable d’une crise qui n’épargne plus personne.
Évelyne, qui rentre du marché Avani avec ses légumes bios, vient de retrouver Jocelyne, sa mère, dans la petite cuisine de la maison qu’elle loue au prix fort.
Je suis l’aînée de six enfants. Mes frères et sœurs sont tous mariés et ont tous des enfants. Et vous savez quoi? Je suis la seule qui travaille. Non pas qu’ils ne veulent pas, non. Ils cherchent, ils essayent, mais ils ne trouvent rien. En Haïti, le taux de chômage est à près de 70 %. Alors, c’est moi qui aide tout le monde.
À surveiller : L’émission Désautels le dimanche du 12 janvier est consacrée au 10e anniversaire du séisme en Haïti. Une émission spéciale sur le même thème est également prévue à RDI, à 16 h.
« Il n’y a personne qui dirige »
Avec les commerçants démunis du marché Salomon, Évelyne partage la même colère.
Imaginez-vous! L’état haïtien me prend un tiers de mon salaire en impôts. Et pour faire quoi? Je ne sais pas. Si ma petite tombe malade, je ne sais pas où aller. Il n’y a aucun service public digne de ce nom. Il n’y a rien. Même la route que je prends deux fois par semaine pour aller travailler à Cap-Haïtien – huit heures de trajet environ – est très mauvaise. En plus des risques de braquage.
À n’importe quel moment, on peut vous arrêter et vous dépouiller de tout ce que vous possédez. Il n’y a personne qui dirige. Et on me prend quand même un tiers de mon salaire. Ça me scandalise! Avec ce tiers de salaire, je pourrais mieux aider mes frères et sœurs.
Évelyne Sylvain
De mal en pis
Entre Pétionville et le Marché Salomon, le quartier de Canapé vert où habite Patrick Payin, photographe contractuel de l’autorité portuaire nationale d’Haïti. Dans ce dédale de ruelles étroites, on vit sans eau courante, avec très peu d’électricité et beaucoup de frustrations.
Avec sa femme Dominique, serveuse dans un restaurant, sa belle-sœur, son père et son fils, Sadrel, Patrick occupe une petite maison que le séisme de 2010 a ébranlée, mais pas abattue.
On est dans un quartier populaire, avec beaucoup de difficultés. Les gens ne travaillent pas, ils ont du mal à nourrir leurs enfants, et à payer leur école. Ici, comme ailleurs en Haïti, la vie est très compliquée. On pensait que le séisme de 2010 allait être l’occasion de rebâtir le pays sur de nouvelles bases. Mais depuis, les choses n’ont fait qu’empirer, regrette Patrick.
Des propos corroborés par Enomy Germain, un économiste de 30 ans, auteur d’un essai remarqué intitulé Pourquoi Haïti peut réussir et publié en août 2019.
Oui, le séisme aurait pu être une réelle opportunité pour notre pays. La solidarité agissante en faveur d’Haïti a drainé beaucoup d’argent. Le problème, c’est qu’il a très peu servi des projets de développements. Pire encore, il a en partie disparu dans les circuits de la grande corruption. Idem pour le fonds Petrocaribe.
Depuis 2010, la croissance a stagné, l’inflation est montée en flèche, et la dette a explosé. En vérité, la décennie 2010-2020 est une décennie ratée, une décennie perdue.
Résistance au changement
Lorsqu’on lui parle d’avenir, Patrick Payin répond qu’il préfère parler de celui de son fils, Sadrel.
S’il reste ici, il est au mieux condamné à bosser avec ceux-là qui, historiquement, ont toujours maintenu le pays dans cette situation, qui l’ont pillé.
Si Patrick n’est pas sûr de pouvoir partir un jour, il est clair que Sadrel, qui a seulement trois ans, devra quitter Haïti.
Il n’y a que les fils de ceux qui créent le chaos qui peuvent rester. Ils ont tout. Ils ne descendent pas dans le bas de la ville. Ils vivent dans leur bulle, dans leur ghetto de riches.
Haïti est un pays divisé. C’est un pays à refaire entièrement. Les groupes qui ne veulent pas que ça change, c’est eux qui mènent la danse, la danse de la corruption, la danse du statu quo. Pour que la grande majorité crève, et pour qu’eux ils aient tout.
Source/Radio-Canada
Photo/Radio-Canada
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