Face au séisme socio-politique qui s’annonce dans le pays pour le 12 janvier prochain, l’évêque suffragant de l’église épiscopale d’Haïti, Monseigneur Ogé Beauvoir, exhorte les protagonistes à s’asseoir ensemble pour trouver un compromis « avec l’obligation d’accomplir un travail d’intérêt collectif qui sera de repenser notre gestion collective de la res publica ». Monseigneur Ogé Beauvoir rejette la position d’une frange de l’opposition réclamant le départ du chef de l’État : «C’est une solution trop simpliste », estime le leader religieux.

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Le Nouvelliste : Monseigneur Ogé Beauvoir , après analyse de la conjoncture, quelle est votre lecture de la situation politique actuelle?

Monseigneur Ogé Beauvoir: La situation socio-politique actuelle doit inquiéter même les esprits les plus calmes de la nation. De fait, elle inquiète et interpelle de nombreux citoyens et citoyennes du pays. Personnellement, elle m’interpelle comme citoyen, comme chrétien et comme leader religieux. Je crois que la crise que nous vivons actuellement découle de la pauvreté de notre leadership à tous les niveaux et dans toutes les couches de la société. Elle s’inscrit dans la logique des crises récurrentes qui secouent le pays chaque deux ou trois ans et qu’aucun leader politique n’arrive à éviter, ni gérer de manière à améliorer le vivre-ensemble depuis la chute de la dictature en février 1986. Que l’on ne se méprenne pas, le plus grand problème d’Haïti est un problème de leaders, non de ressources matérielles.

Nos leaders, tant dans les partis politiques que dans les organisations sociales, syndicales et religieuses, se comportent, plus souvent qu’autrement, en chefs de clan. Celui ou celle qui fonde une organisation sociale, ou un parti politique devient le chef à vie de son groupe. Celui ou celle qui se trouve à la tête d’un groupe religieux ou d’une organisation sociale organisée en parle et le gère comme une organisation privée ou personnelle. Le spectacle auquel nous assistons aujourd’hui n’est donc pas une exclusivité des leaders du gouvernement actuel ou des sénateurs et députés de la présente législature. C’est le reflet pur et simple de notre façon d’exercer le leadership. C’est dommage que les responsables dépensent toutes les énergies du monde à s’accuser mutuellement dans les médias.

Pourtant, dans la situation qui nous préoccupe, les torts, tout comme les responsabilités, sont partagés. Nous, leaders religieux, politiques, leaders d’opinion, responsables de la société civile, des organisations socio-professionnelles, les professionnels de l’éducation, en sommes tous responsables. Pourquoi avons-nous attendu si longtemps pour tirer la sonnette d’alarme? Comment gérons-nous nos institutions et organisations respectives? Quelle crédibilité apportons-nous à la table? Malheureusement, il n’y a pas de solution miracle à notre problème; il n’y a pas de “quick fix”, ni de ” overnight solution”. Le remède à nos maux qui semblent éternels demeure l’éducation. N’en déplaise à ceux et celles qui pensent que la crise actuelle pourra être résolue en un tour de main.

Sans une éducation de qualité et sans le “re-formatage” de nos leaders dans toutes les couches de la société haïtienne, nous ne sortirons jamais de l’auberge. C’est en ce sens que je salue les efforts de l’actuel ministre de l’Education nationale et de la Formation professionnelle visant à améliorer le système éducatif haïtien. Or, l’éducation prend du temps. Il n’y a pas de génération spontanée. Nous devons, pour l’instant, nous rabattre sur le gros bon sens, “la chose du monde la mieux partagée”, pour nous aider à faire des concessions de part et d’autre pour sauver le pays. Nous devons nous souvenir qu’aucune concession n’est trop grande pour le salut de la nation.

Le Nouvelliste : Quel élément de déblocage proposez-vous face à cet état de fait?

Monseigneur Ogé Beauvoir: Le déblocage de la situation passe par un dépassement de soi de la part des protagonistes de la crise. Ils doivent prendre de la hauteur, laisser de côté les intérêts mesquins et partisans afin de pouvoir s’asseoir ensemble pour trouver un compromis avec l’obligation d’accomplir un travail d’intérêt collectif qui sera de repenser notre gestion collective de la res publica. Le dialogue franc, honnête et sincère est le passage obligé pour éviter à la nation un séisme socio-politique le 12 janvier 2015 qui, faut-il le rappeler, sera le 5e anniversaire du tremblement de terre du 12 janvier 2010.

Entre-temps, je souhaite qu’il y ait une instance ou un consortium de la société civile qui pourrait se donner la tâche de compiler et de regarder les différentes propositions de sortie de crise qui ont été faites par des personnalités, organisations, groupes et partis politiques pour découvrir des éléments communs, encourager ces entités à s’asseoir ensemble et faire une proposition commune à la nation. Ce sera là un acte de leadership qui pourra contribuer à limiter les dégâts. L’avenir d’une société est trop important pour le laisser uniquement entre les mains des politiciens.

Le Nouvelliste : L’opposition exige le départ purement et simplement de l’équipe au pouvoir. Serait-ce, selon vous, la solution idéale pour le pays?

Monseigneur Ogé Beauvoir: Je suis contre cette solution qui est trop simpliste. Nous avons essayé cette solution en 2004 avec les conséquences que nous connaissons tous. Pourquoi reprendre en 2014 le chemin qui n’avait conduit nulle part en 2004. Cette solution traduit l’incapacité de nos leaders à rechercher et trouver des solutions durables à nos problèmes. Elle est l’expression même de la pauvreté de notre leadership à transformer les situations difficiles en opportunités pour nous regarder dans le miroir, prendre conscience de la situation dans laquelle nous nous trouvons et consentir les grands sacrifices individuels et collectifs exigés par le moment. Serions-nous assez amnésiques pour oublier les leçons apprises en 2004?

L’une des causes de nos problèmes est tout simplement le manque de vision et de créativité de nos élites, notre manque de vision et de créativité. Prions pour que le président de la République ne démissionne sur un coup de tête ou ne décide d’acquiescer à la demande de cette frange de l’opposition qui exige son départ. Que je sache, cette opposition n’a présenté aucune alternative valable pour remplacer le pouvoir actuel. L’incertain n’a jamais été une alternative. J’avais toujours cru qu’avec l’élection d’un non-politicien à la présidence du pays, le secteur politique haïtien allait profiter de ce quinquennat pour se structurer, s’organiser, penser l’avenir du pays et présenter à la nation un projet de société bien élaboré, avec des politiques publiques assez bien définies. Ce n’est pas encore le cas.

Le Nouvelliste : D’aucuns craignent une situation difficile pour le pays au-delà du 12 janvier, Comment concevez-vous le pays après cette date ?

Monseigneur Ogé Beauvoir: Je n’ai pas une boule de cristal pour savoir ce qui se passera dans le pays après le 12 janvier 2015. Cependant, il est évident pour tout un chacun que l’intransigeance des uns et l’insouciance et la complicité des autres ne sont pas de nature à apaiser les inquiétudes des citoyennes et citoyens qui craignent le pire. Nous devons faire en sorte que 2015 diffère de 1915. Nous ne devons, sous aucun prétexte, fournir à qui que ce soit de l’extérieur l’occasion de décider de l’avenir de ce pays dont l’indépendance a été acquise au prix du sang de nos ancêtres. Je crains qu’il ne soit trop tard.

Source/Le Nouvelliste/Gerard Maxineau

Photo/Le Nouvelliste

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