Depuis 2010, le photographe indépendant Corentin Fohlen mène un travail de fond sur Haïti. Un des aspects de son travail porte sur les héritages de la colonisation et la bourgeoisie actuelle. Il en parle à Slate à l’occasion de la sortie de son livre Haïti, aux éditions Light Motiv.
Haïti est découverte par Christophe Colomb le 6 décembre 1492. Très vite, les Indiens sont exterminés par les maladies et le travail forcé. Début XVIe siècle, les Indiens ont été remplacés par les esclaves noirs ramenés d’Afrique: c’est le début du commerce triangulaire. Haïti est alors considérée comme la “perle des Antilles”, c’est la colonie française qui rapporte le plus d’argent. On y trouve d’abord des métaux précieux mais en faible quantité donc le commerce est ensuite tourné vers l’agriculture. On y trouve du cacao, du sucre, du coton, du café ou encore l’indigo.»
Ce commerce enrichit tout le littoral français de Nantes à Bordeaux et le roi prélève un montant sur chaque importation. Puis la Révolution française apporte les nouvelles idées humanistes. Les colons veulent s’émanciper de la France, alors déstabilisée, pour pouvoir commercer avec d’autres pays. En parallèle l’idée d’émancipation s’étend, portée par les affranchis libérés de l’esclavage, souvent des “mulâtres”, ces enfants de mère haïtienne et de père colon. (Le terme forgé à l’époque coloniale est toujours employé à Haïti aujourd’hui par l’ensemble de la population.) Les affranchis ont un statut particulier, ils sont parfois eux-mêmes propriétaires d’esclaves, mais ce sont des citoyens à part qui n’ont pas les mêmes droits que les colons français.»
«Au même moment, en août 1791, les premières révoltes d’esclaves naissent dans le nord d’Haïti. Après une lutte interne entre esclaves noirs et “mulâtres”, ils finissent par s’unir avec Toussaint Louverture et tous les colons français sont alors chassés ou tués et une partie des plantations sont brûlées ou détruites car elles sont le symbole de l’esclavagisme. L’indépendance du pays est actée en 1804. Mais rapidement, certains Haïtiens se disent que la seule richesse du pays est la production et qu’il faut remettre le pays au travail pour qu’il continue d’exister économiquement et que la République noire haïtienne puisse perdurer. Cela se fera parfois par la force, et un certain nombre d’anciens esclaves retravaillent dans les champs de cannes.»
«Les notions de races et de couleurs perdurent car elles sont un héritage direct de la colonisation qui avait mis en place “le code noir” qui instaure une ségrégation en fonction du pourcentage de sang blanc dans les veines. Il y avait une cartographie de classification des races en fonction des différentes nuances de noirs jusqu’au blanc. Même après l’indépendance, la notion raciale a continué à être présente à Haïti alors que la constitution haïtienne avait la volonté d’effacer ces classifications instaurées par les colons. Elle stipule notamment que les haïtiens ne peuvent être différenciés selon leur couleur de peau. Or, la discrimination par la couleur s’est maintenue au niveau économique et les “mulâtres” ont pris les rênes de l’économie et relancé les plantations.»
Ainsi, lorsque François Duvalier accède au pouvoir en 1957 en instaurant une dictature, il a cette volonté d’utiliser le “noirisme”, idéologie prônant la supériorité des noirs sur les “mulâtres”. Il joue sur l’envie de vengeance des noirs face aux “mulâtres”, permettant ainsi de faire accéder certains noirs à une bourgeoisie jusqu’à présent difficile à atteindre. Lors des dernières élections présidentielles, des candidats mettaient encore en avant de façon populiste leur couleur de peau (noire) pour se présenter comme de “vrais haïtiens”.»
La bourgeoisie haïtienne est intimement liée à ces grandes famille qui ont repris les rênes de l’économie, qui étaient souvent des “mulâtres”. Ces familles sont beaucoup restées entre-elles et ont reproduit un schéma social qui perdure jusqu’à présent. Au début des années 2000, il y a eu un pic de criminalité et de violence suite à l’instabilité politique. Ces familles faisaient alors l’objet d’enlèvements contre rançons. Elles ont donc dû se protéger, se barricader dans leurs villas, ces familles ne sortaient jamais à pieds et se sont isolées face au reste de la population. Quand on va dans une soirée huppée de Pétionville, le quartier chic de la capitale, la plupart des gens sont métis ou clairs de peau. Dans la mentalité de tous les haïtiens, quand on est très noir de peau on est immédiatement catégorisé comme pauvre et les “mulâtres” sont nécessairement riches.»
«À la fin du XIXe siècle, il y a eu une immigration venue du Liban, de la Syrie mais aussi d’Allemagne et d’Italie. C’était souvent des familles assez pauvres qui vendaient dans les rues le commerce qu’elles avaient apportées avec elles. Les haïtiens les regardaient avec beaucoup de mépris car ils vendaient à même le sol ce qui ne se faisait pas du tout l’époque. Ils étaient aussi rejetés car ils concurrençaient les commerçants haïtiens. Rapidement, les libano-syriens qui sont restés définitivement sur l’île ont réussi à se faire une place dans le commerce en développant surtout l’import-export.»
«Ce sont eux ensuite qui ont ouverts les premiers supermarchés de l’île et qui les détiennent tous aujourd’hui. Ces familles parlent parfaitement créole et français et se sentent complètement haïtiennes. On dit que 3% de ces familles de la bourgeoisie (d’origine arabe et “mulâtres”) détiennent plus de 80% des richesses. Jusqu’à la fin des années 1990, tous ces commerçants avaient des boutiques et des entrepôts au centre ville, près du port. Ils ont ensuite commencé à déplacer leurs boutiques et leurs maisons vers Piétonville, sur les hauteurs de la capitale, et le processus s’est accéléré avec le tremblement de terre de 2010 lorsque beaucoup de ces entrepôts se sont effondrés. Le bas de la ville a été abandonné au marché informel.»
«Les gens de la bourgeoisie actuelle sont encore appelés les “mulâtres”. Il y a une multitude de termes utilisés en fonction de la couleur de la peau qui perdurent. Ces termes sont beaucoup utilisés par les haïtiens de la rue. Par exemple, être une “grimèl” chez une femme, c’est à dire légèrement claire de peau, est considéré comme une qualité esthétique supérieure. Un avantage social souvent. Mais c’est un terme issu du code noir. Quand j’aborde la notion de racisme ou de discrimination à mon chauffeur moto, il ne le perçoit pas comme tel. Les complexes d’infériorité ou de supériorité raciales sont encore profondément ancrés dans les mentalités. Chez les riches comme chez les pauvres. Lourd héritage du passé colonial qui n’a de cesse de perdurer.»
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Source/Slate
Photo/Slate
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