PARIS, France – Sur invitation de la Maison de l’Amérique latine à Paris, le professeur de relations internationales, Ricardo Seitenfus, également ancien envoyé spécial du Brésil en Haïti et ex-chef de bureau de l’OEA à Port-au-Prince, a prononcé une conférence, le 25 octobre 2019, autour du thème « Aux sources des crises politiques haïtiennes ». Durant cette conférence, l’intéressé a livré au public sa vision de la conjoncture en Haïti, l’origine des crises ayant secoué le pays ces 30 dernières années et quelle possible issue entrevoit-il à cette crise politique qui risque d’emporter dans son sillage le reste du mandat de Jovenel Moïse et bien plus.
Pour Ricardo Seitenfus, introduit par l’ambassadeur Alain Rouquié, président de la Maison de l’Amérique Latine, la racine de la crise actuelle remonte à huit ans plus tôt, précisément en 2011, quand l’international – les Etats-Unis en tête – a forcé la main au Conseil électoral provisoire (CEP) et surtout au feu président René Préval pour écarter son poulain Jude Célestin, pourtant arrivé deuxième au premier tour, au profit de Michel Martelly.
« Je pense que d’une certaine façon Jovenel Moïse va résister à cette crise parce qu’il est en train de chauffer la place pour les prochaines élections pour le retour de Martelly », suppute le diplomate brésilien, fin connaisseur d’Haïti et du jeu des puissances dans le pays. Le professeur de Relations internationales voit une très forte ressemblance entre la situation très tendue actuelle dans le pays et celle de 2004.
« Même si la figure de Jovenel Moïse n’est pas la figure d’Aristide », s’empresse-t-il de nuancer avant de mettre en garde les acteurs politiques contre toute tentation « de revenir en arrière » en attirant encore les forces d’intervention étrangères sur le sol d’Haïti.
Selon lui, la possibilité d’une onzième mission des Nations unies en Haïti est bien réelle si les protagonistes échouent à trouver une solution endogène à la crise. « C’est la pire des choses qui puisse arriver », prévient Seitenfus, genre Cassandre des temps modernes, qui en plus nous conseille ne plus compter sur l’Amérique latine qui ne va pas déployer ses troupes en Haïti comme elle l’a fait en 2004.
« Ce seront les Français, les Canadiens et les Américains qui devront résoudre cette crise », pronostique le professeur Seitenfus qui, après mûre réflexion, arrive à la conclusion que le modèle des crises haïtiennes est consubstantiel du modèle de l’exercice du pouvoir en Haïti.
Et si la démocratie en elle-même était la source de l’instabilité chronique qui ronge la vie politique haïtienne ?
Au départ de Baby Doc en 1986, Haïti mène une expérience de transition de la dictature à la démocratie avec, à chaque fois des jalons comme la constitution de 1987, l’élection d’Aristide en 1990, le coup d’Etat de Cedras, le retour d’exil d’Aristide, les élections de 2000, la crise de 2004…
A chaque fois, au travers de chacune ces évolutions, Ricardo Seitenfus diagnostique un comportement modèle de la crise haïtienne qui l’amène à considérer la situation d’instabilité comme étant un modus operandi en Haïti.
« La crise est partie prenante de la façon de faire de la politique en Haïti », souligne Seitenfus regrettant que la partie de la politique, utilisée dans la démocratie pour amoindrir les différences, chercher les compromis, faire des médiations, prendre en considération les intérêts d’autrui, soit laissée de côté par les politiciens haïtiens.
En outre, le professeur brésilien dénote une seule et même caractéristique dans toutes les crises haïtiennes, à savoir la sempiternelle revendication : il faut que le président s’en aille. A croire qu’il personnifie la crise.
« Le modèle de la politique haïtienne qui débouche toujours sur une nouvelle crise est alimenté uniquement par des solutions de force et d’exclusion de l’autre […] Quand on a ce type de pratique politique qui devient même un modèle, il est très difficile justement de trouver un consensus, des médiations ou des compromis qui sont le propre du système démocratique », note Ricardo Seitenfus qui place la constitution de 1987 au cœur de son analyse sur les crises politiques en Haïti.
La constitution de 87 ou le foyer de la crise et de l’instabilité politique
Un des héritages de la constitution de 1987, selon Seitenfus, consiste en une lutte permanente avec en toile de fond des élections toutes les années. Résultat des courses : Haïti, un pays qui n’a pas de tradition électorale, se retrouve pieds et mains liés avec les élections comme étant l’exercice par excellence de la démocratie. « Tout en Haïti tourne autour des élections », fait remarquer l’auteur du best seller « L’échec de l’aide internationale à Haïti – dilemmes et égarements » et de l’ouvrage polémique « Les Nations Unies et le choléra en Haïti ».
Or, Haïti n’a pas les moyens de financer toutes ces élections. Un quart du budget électoral est donc couvert par le trésor public et les autres trois-quarts par l’international. « Quand trois quart du budget électoral d’un pays est couvert par l’international, il va observer, orienter, manipuler, il va même jusqu’à changer les résultats. Ce qu’il a fait en 2011 », affirme, imperturbable, Seintefus qui, en tant qu’ex-chef de bureau de l’OEA à Port-au-Prince, connait bien son rayon.
Par ailleurs, avec 165 partis politiques et 58 candidats aux dernières élections présidentielles, Haïti ne dispose d’aucune condition pour reproduire l’exercice électoral de façon acceptable mais en fait quand même le centre de toutes les activités politiques dans le pays avec les conséquences que l’on connait.
Forte contestation unanime des perdants immédiatement après la proclamation des résultats et très faible participation aux élections tant en 2011 qu’en 2016, soit 23% contre 62% en 2006.
« Il y a un désenchantement de l’électorat puisque cette démocratie promise d’abord n’arrive pas et lorsqu’elle arrive, elle amène plus d’instabilité », soutient Seitenfus qui voit en ces scrutins un combustible pour alimenter la crise en Haïti.
L’autre pierre d’achoppement de ladite constitution, toujours selon Seitenfus, c’est qu’elle « ne tranche pas si elle veut un régime présidentialiste ou parlementaire. Le gouvernement est proposé par le président mais il est disposé par le parlement. Quand on n’a pas une culture pour permettre la cohabitation, cela devient impossible ».
La solution ne peut venir que des Haïtiens
« Dans cette crise, comme dans toutes les autres, ce n’est pas l’international qui va apporter la solution », avertit Ricardo Seitenfus qui toutefois préconise d’abord un accord avec l’international pour une solution de sortie de crise.
« Nous devons faire une négociation sérieuse autour de l’exercice du pouvoir [car] la responsabilité du pays Haïti appartient aux haïtiens », prône Seitenfus qui dit espérer que la solution à cette crise sera amenée par la négociation, la médiation et le dialogue.
Source/Le Nouvelliste
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